Sous la menace de blackouts énergétiques, de l’épuisement des ressources fossiles à l’image de l’uranium, et du traitement des déchets radioactifs, la question est de savoir s’il est pertinent que la France conserve son apport d’énergie via les centrales de fission nucléaire. À côté de toutes les solutions renouvelables, mais non pilotables, comme l’hydraulique, l’éolien ou le solaire, la fusion nucléaire constitue un espoir pour les prochaines décennies, notamment à travers le projet ITER.
Le réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER) est considéré à ce jour comme le programme scientifique public de fusion le plus avancé. Le chantier, inauguré en 2007, est implanté au centre Cadarache de Saint-Paul-lez-Durance dans les Bouches-du-Rhône, en France. Né d’un consortium mondial, il compte comme partenaires l’Union européenne, les États-Unis, la Russie, la Corée du Sud, le Japon, la Chine, l’Inde, la Suisse et le Royaume-Uni.
Le principe de fusion se traduit par l’union de deux isotopes de l’hydrogène, appelé deutérium et tritium, qui libèrent une très grande quantité d’énergie en formant un plus grand noyau d’hélium. Afin de ne former plus qu’un, les deux combustibles doivent se percuter très fortement. Pour cela, ils sont soumis à des températures extrêmement élevées, allant de 100 à 150 millions de degrés.
Selon Alain Becoulet, directeur du secteur ingénierie du projet ITER, il s’agit de « reproduire sur Terre les réactions nucléaires qui se passent dans les étoiles ». Dès lors, les scientifiques doivent recréer des conditions semblables à ce qu’il se passe dans l’espace. Le chercheur souligne néanmoins la complexité de la tâche : « Immédiatement on se pose la question : ‘Comment fait-on ça ?’. Il n’y a rien sur Terre qui résiste à ces températures ». Rien, mis à part un bouclier immatériel : « On sait piéger des particules chargées dans un champ magnétique. L’objectif est d’arriver à fabriquer une ‘boîte’ avec ce champ, de telle façon qu’une particule y entre, et ne puisse plus en sortir », affirme l’ingénieur.
Cette « boîte » s’appelle un tokamak. « Il s’agit d’une bouteille magnétique en forme de roue de vélo placée dans une enceinte qui a la même forme. Les champs magnétiques sont fabriqués essentiellement par des combinaisons de bobines magnétiques qui sont dans cette bouteille », décrit Alain Becoulet. Les recherches s’articulent notamment autour de ce type de machine, car celui-ci est mieux maîtrisé par la communauté scientifique. Un outil adopté plusieurs décennies auparavant selon André Grosman, chef d’institut adjoint au Commissariat à l’Énergie atomique (CEA) : « Depuis les années 1970, le tokamak s’est avéré être le dispositif le plus performant ».

L’émergence de la fusion
Les études portant sur la fusion nucléaire débutent secrètement dès les années 1930. C’est en 1958, au cours de la deuxième Conférence internationale des Nations Unies sur l’utilisation d’énergie atomique, que les scientifiques révèlent l’avancée de leur découverte. Dans les années 1980, la France se lance dans l’élaboration d’un nouveau tokamak. Cette construction est prise en charge par le CEA, à savoir le premier et le plus important laboratoire français de recherche sur la fusion. Actuellement dirigé par le chercheur Jérôme Bucalossi, le projet WEST est une référence dans le domaine.
Anciennement sous le nom de Tore Supra, le tokamak WEST est le fruit de près de 40 ans de recherches. « La machine a profité à ITER, principalement pour des solutions technologiques. C’est avec elle que nous avons validé les aimants supraconducteurs ou les composants face au plasma. Elle a servi de band test », confie le directeur du projet ITER. Si le tokamak est de taille moyenne, avec un plasma de 30 mètres cubes, les résultats qu’il a apportés ont permis aux scientifiques de voir plus grand pour ITER, avec un tokamak de près de 1000 m3. Ce dernier a d’ailleurs bénéficié de nombreuses pièces de son prédécesseur.
Le tokamak ITER, un chemin semé d’embûches
Réussir une fusion, c’est le défi que se sont lancés les scientifiques au travers du projet ITER.
Une ambition aux enjeux colossaux, et des aléas tout aussi déterminants. Les premières années ont consisté à réaliser un essayage de différents tokamaks, de dimensions différentes, afin de déterminer les proportions idéales pour former le champ magnétique et atteindre les températures requises. Il s’est ensuivi de la mise en place des systèmes et structures annexes. Enfin, depuis deux ans, s’effectue l’assemblage du tokamak.
Si l’échéance est fixée à 2035, la véritable date d’aboutissement du projet ITER est encore incertaine. L’élaboration de la structure a pris du retard, pour plusieurs raisons. À commencer par les « menaces extérieures », autrement dit, le Covid 19 et la guerre en Ukraine : « Le tokamak, c’est un million de pièces venant du monde entier. Elles arrivaient donc en retard ou dans le mauvais ordre. Et nous ne pouvions pas avoir autant de personnel que nous voulions sur le site, d’autant plus avec la distanciation », constate Alain Becoulet.
Parallèlement, des « faiblesses intérieures » fragilisent la progression des opérations. « La première est dans la fabrication des grandes pièces du tokamak, qui font 20 mètres de haut et 1300 tonnes chacun. Sur l’une des trois, on a détecté une non-conformité sur la planéité de la surface, remettant en cause la possibilité de souder les morceaux entre eux. On doit réparer avant de continuer à souder », explique le chercheur. Il ajoute : « Le deuxième problème est que l’on a découvert trois petites fuites sur l’écran thermique, parmi les centaines de kilomètres de tuyaux qui le composent. C’est quelque chose qui n’a aucune relation avec la sûreté nucléaire, mais il y a une relation avec la bonne opérabilité de cette machine ».
L’augmentation exponentielle du budget accordé au programme est aussi révélatrice d’un retard important : 5 milliards d’euros déverrouillés lors de l’inauguration, contre 25 milliards aujourd’hui. Face aux difficultés, le chef de projet maintient le cap, rappelant l’intérêt de l’initiative : « Jamais personne au monde n’a fait un tel objet. Nous ne sommes pas en train de refaire un réacteur nucléaire comme les autres. Nous fabriquons quelque chose que jamais personne n’a fabriqué et qui est à la limite de tout ce que l’industrie et la science savent faire ».
Un effort international
Les réflexions sur la fusion nucléaire progressent notamment grâce à l’échange de savoir et de découvertes entre les nations. À commencer par la collaboration européenne, déjà présente au balbutiement des premières découvertes.
« Le programme sur la fusion au niveau européen existe quasiment depuis le traité de Rome, et la création de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957. Il y a eu un deuxième traité associé, Euratom, qui consiste à avoir une collaboration européenne en termes de recherches sur l’atomique. La plus grande partie de ce programme a été consacrée à la recherche sur la fusion », raconte André Grosman.
Outre ITER en France, où les partenaires fournissent la plupart des éléments de la machine, les puissances mondiales mènent leurs propres études dans les quatre coins du globe. Au Royaume-Uni, le projet Joint European Torus (JET) a été instauré en 1979. Désigné comme étant le plus grand tokamak jamais construit, il détient toujours le record de puissance de fusion, à hauteur de 16 MW.
En Chine, le tokamak EAST de Hefei révèle le dynamisme du pays dans la fusion. Pour le physicien du CEA, ce n’est pas surprenant : « La Chine a un besoin énergétique essentiel. Elle consomme beaucoup de charbon, donc elle est à la recherche de tous les moyens pour trouver des alternatives ».
Le National Ignition Facility (NIF) en Californie expérimente un autre type de fusion. « C’est de la fusion par confinement inertiel. Il s’agit d’un système dans lequel il y a une bille de deutérium et de tritium qui est éliminée au laser. Il est étudié par les militaires, parce que c’est une excellente simulation des bombes thermonucléaires », rapporte André Grosman.
Le secteur privé mène également des recherches, qui s’avèrent tout aussi concluantes. Tokamak Energy, entreprise britannique spécialisée dans la fusion nucléaire, a gagné du terrain ; la firme a annoncé en mars 2022 avoir atteint la température de 100 millions de degrés Celsius, le seuil nécessaire pour la commercialisation d’une énergie de fusion, avec son modèle de tokamak sphérique ST40.
La fusion nucléaire comme solution viable et durable ?
La question de fiabilité de la fusion nucléaire représente un clivage dans la communauté scientifique. Pour Thiéry Pierre, chercheur du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) en physique des plasmas, le processus de fusion n’est pas aussi propre qu’il n’y paraît : « Fondamentalement, ce n’est pas plus propre que la fission. Nous ne produisons pas toute une quantité de déchets radioactifs comme la fission, mais nous en créons quand même ». Le conditionnement des déchets est donc inévitable : « Tout ce qui est autour d’un réacteur nucléaire devient radioactif, donc ce sont des déchets qu’il faut traiter », talonne-t-il.
Alain Becoulet y apporte une nuance : « Dans la fission, il y a deux types de déchets nucléaires. Ceux qui naissent de la réaction de fission elle-même : l’uranium qui se casse en une série de sous noyaux dont certains sont radioactifs avec de très hautes activités radioactives et une très longue durée de vie. Puis il y a les déchets de structure. Le réacteur à fission, qui est la structure dans laquelle a lieu cette réaction, est aussi un déchet nucléaire parce qu’elle s’expose aux radiations des neutrons et des photons liés à ces réactions ».
Pour lui, la fusion a un impact environnemental bien inférieur à la fission : « La fusion est un processus nucléaire qui fait des neutrons. Elle a le même problème de déchets de structure. Le tokamak sera activé et devra être traité comme un déchet de faible activité et de vie courte. Mais la réaction de fusion donnant de l’hélium ne crée aucun déchet de sous-produit de longue activité. Il n’y a aucun problème de stockage à longue vie ».
Cependant, le traitement des déchets n’est pas la priorité des chercheurs. L’objectif d’ITER, c’est « savoir comment fonctionne la fusion et de démontrer que c’est faisable, qu’on la maîtrise. ITER est désigné pour fabriquer une énergie de 500 mégawatts pendant 1/4 d’heure à 1h à chaque fois, de façon répétitive. La machine a été dimensionnée pour cet usage et c’est ce qu’on lui demande de faire », décrit Alain Becoulet.
« Nous voyons que c’est très difficile, mais jusqu’à maintenant, rien ne montre que c’est impossible »
-André Grosman, chef d’institut adjoint au Commissariat à l’Énergie atomique (CEA)
Pour l’heure, la captation énergétique du tokamak ITER est encore limitée : « Pour un réacteur comme ITER, le temps de confinement de l’énergie produite est de 4 secondes. En comparaison, celui de l’énergie du soleil est de millions d’années », relève le directeur en ingénierie du projet.
Le physicien Thiéry Pierre a sa théorie : le plasma, autrement dit le gaz chaud relatif à la réaction de fusion, est trop turbulant, provoquant des fuites d’énergie : « Le fait que la machine ne soit pas capable de confiner l’énergie fait que c’est une filière qui est totalement vouée à l’échec ». Mais pour le directeur d’ingénierie du projet ITER, cet effet est normal :
« Dans un tokamak on va mettre des noyaux pour qu’ils fusionnent et produisent de la chaleur. Il faut des fuites. Si l’énergie reste à l’intérieur, nous ne pourrions pas l’utiliser. On doit pouvoir la récupérer au rythme que l’on souhaite chauffer de l’eau ou faire de l’électricité. Par définition, il ne faut pas que le confinement soit parfait ».
Ces questionnements s’ajoutent au ralentissement important que subit le projet, remettant en cause l’achèvement de ce dernier d’ici les prochaines décennies.
« Nous ne sommes pas prophètes, nous sommes des chercheurs. Nous voyons que c’est très difficile, mais jusqu’à maintenant, rien ne montre que c’est impossible », martèle André Grosman. Les chercheurs ont jusqu’à 2035 pour mener à bien le projet ITER, et continuer avec DEMO, le futur prototype de réacteur nucléaire. Ils espèrent ainsi rendre l’utilisation de la fusion possible, à des fins industrielles et commerciales, dans la seconde partie du siècle.
Au Massachusetts Institute of Technology (MIT), la communauté scientifique est davantage optimiste. Elle espère la mise en route d’un réseau de centrales nucléaires à fusion d’ici 2030 au mieux, avec des perspectives de réussite en 2050 quasi certaines.