Dans un monde devenu presque caricaturalement consumériste, les conditions climatiques et énergétiques actuelles imposent une certaine forme de sobriété. L’écologie est-elle compatible avec une société qui veut toujours plus ? Nous avons posé la question à Corine Pelluchon, philosophe autrice du livre « Écologie et politique : l’écologie politique à la lumière d’une critique interne du libéralisme », et à Dominique Bourg, philosophe et professeur des sciences de l’environnement à l’université de Lausanne.
Peut-on concilier capitalisme et écologie ?
Corine Pelluchon : « Il est clair que l’écologie suppose de réorienter l’économie et de penser le progrès sans l’associer à la croissance illimitée puisqu’il y a des limites planétaires. La croissance illimitée, c’est un dogme dont il faut se défaire, mais ce n’est pas forcément pour aller vers la décroissance. Bien sûr, on va moins gaspiller et surtout produire et consommer autrement. Il y a aussi la prise en compte de la démographie. On est 8 milliards aujourd’hui, on était 3 milliards à la fin des années 60. Les écosystèmes et la nature ne sont ni une poubelle ni un stock de ressources. Si les gens consommaient moins, je pense qu’on arriverait à des résultats tout à fait tangibles au niveau de la lutte contre le réchauffement climatique. Je ne dis pas que tout repose sur les frêles épaules des individus. Il faut des transformations des modes de production et des aides financières pour les particuliers. »
Dominique Bourg : « On est à peu près aujourd’hui à quatre fois ce que la Terre peut produire au niveau de notre consommation de ressources à l’échelle mondiale. En regardant le début de la révolution industrielle, on était à 0,5. Si on veut pouvoir continuer à habiter sur cette planète, il faudrait qu’on passe de la consommation de quatre Terre à deux. Et quatre, encore une fois, c’est une moyenne. Nous, Européens, devrions passer de quinze à deux. Ce n’est pas le même mode de vie derrière. Pas les mêmes maisons, pas les mêmes transports, pas la même industrie. Si on continue comme ça, nous allons complètement exploser la biodiversité. »
Comment faire pour moins consommer et mener à bien la transition écologique ?
C. P. : « D’un point de vue psychique, il faut associer au bonheur normalement associé à la prospérité d’autres représentations, qui ne sont pas l’accumulation des produits, des gadgets, le gaspillage, etc. Les États ne parlent pas assez de l’importance de l’alimentation et de l’agriculture au niveau politique. On ne peut pas aborder la transition écologique s’il n’y a pas une baisse drastique de la consommation de viande et si on n’aide pas les producteurs à aller vers une production plus écosystémique. On n’y arrivera pas. L’alimentation et l’agriculture sont les leviers essentiels d’une transition écologique et je ne vois pas beaucoup d’États miser là-dessus. Cependant, il faut insister sur le fait que la transition écologique, ce n’est pas seulement une affaire de sacrifice, c’est aussi une affaire de créativité. Il faudrait encourager davantage les alternatives positives à nos modèles de développement et notamment d’autres manières de produire. »
D. B. : « Pour cette transition écologique, qui est d’abord une transition énergétique, il va falloir bouffer beaucoup, beaucoup moins d’électricité. À l’heure actuelle, la 5G, dont la consommation d’électricité augmente de 9% par an, ce n’est plus possible. Il va falloir utiliser le bois, utiliser des matériaux biosourcés. On peut très bien faire des maisons en pisé, en torchis. Ce ne serait pas les mêmes immeubles, vous en ferez beaucoup moins parce que vous serez limités par la quantité de bois. Ça signifie que le nombre d’infrastructures qu’on va aménager va fondre. C’est une société complètement différente. Bien sûr, cette transition se fera sur des décennies. Si on continue comme ça, nous n’aurons pas les ressources nécessaires pour continuer à utiliser tout le système de production d’électricité à grande échelle. La sobriété énergétique est le seul moyen. Il faut vraiment anticiper, concevoir le passage d’un type de civilisation qui reposait sur une avalanche de métaux et d’énergie et aller sur une civilisation plus économe de ces deux ressources indissociables. »

Il va donc falloir complètement changer notre manière de penser notre rapport à l’environnement ?
C. P. : « Il faut casser ces schémas de pensée que nous reproduisons de génération en génération. L’écologie est une vraie force émancipatrice, au sens où ça suppose de ne pas être dans la prédation. Cela suppose de se sentir appartenir à un ensemble vivant. Cette prise de conscience des interdépendances entre les vivants cache ce qu’on appelle l’anthropocentrisme, cette façon de considérer que l’humain est le centre de l’univers. Cette critique de l’anthropocentrisme, ce décentrement du regard, cette prise de conscience de notre vulnérabilité, de notre communauté d’appartenance à un même monde, devrait substituer aux attitudes de prédation à l’égard du vivant, et faire avoir une attitude beaucoup plus respectueuse. Notre société doit s’adapter, mais deux courants de pensée vont s’affronter : il y a les personnes qui vont prendre conscience à l’occasion des problèmes climatiques de cette nécessité de changer sa manière de se penser, et puis les autres qui vont s’accrocher à la toute-puissance et qui voudront supprimer ceux qui entraveront leur chemin. »
D. B. : « On ne va pas avoir le choix. Si on regarde le dernier rapport du GIEC, un des scénarios montre ce qui pourrait se passer si les pays suivaient les engagements pris dans le cadre des accords de Paris. On serait en dessous des 4°C d’augmentation de la température à la fin du siècle. On se situerait plutôt autour des +2°C. Mais même avec 2°C, les changements sur notre environnement iront très vite. Regardez les régions sur Terre avec parfois 200 jours de chaleur humide par an et des journées à 40°C : ce sera ça. Vous ne pourrez plus sortir, faire d’activités en extérieur, sportives ou professionnelles. Soit vous subirez des dégradations importantes de votre organisme, soit vous mourrez. Une grande partie des zones tropicales, jusqu’à la Floride et le nord de la Méditerranée, ne seront plus habitables à l’année. Ça veut dire des millions de migrants. On pourrait éviter ça. Il faut éviter ça. »