Armements utilisés en Libye dans les zones urbaines depuis le début de la guerre civile en 2011 © Albert Farhat

Oublié par la communauté internationale, le conflit en Libye fait toujours rage. Depuis 2011, le pays est plongé dans le chaos d’une guerre civile interminable. Entre espoir de liberté et utopies détruites, les civils demeurent les premières victimes de ce conflit. Ils subissent de plein fouet un combat qu’ils n’ont pas choisi et doivent survivre sous les bombes et les balles, en espérant voir le jour se lever.

Centre de l’attention internationale en 2011, la Libye paraît déjà être un lointain souvenir. Pourtant, le conflit ne s’est jamais arrêté, bien au contraire. La fin de la dictature militaire avait suscité l’espoir d’un vent de liberté qui ne s’est jamais réellement installé dans un pays aujourd’hui divisé en deux. Face à cette guerre longue, les civils semblent ne plus avoir d’avenir. Ils vivent au jour le jour en espérant survivre tandis que la communauté internationale semble les avoir oubliée.

Un espoir de liberté

Dans un des pays les plus désertiques au monde, en Libye, la chaleur intense vient aussi des bombes et des balles. En proie à une guerre civile depuis 2011, ce pays du Nord de l’Afrique, bordée par la mer Méditerranée, ne connaît pas la paix. Anciennement colonie italienne, que Mussolini appelait « son rêve Afrique », la Libye prend son indépendance le 24 décembre 1951, au profit d’une monarchie, dirigée par Idris Ier. Renversé lors d’un coup d’Etat en 1969, par Mouammar Khadafi, le pays entre dans une dictature militaire, largement fermée au monde.

Pourtant, tout change en 2011. Un vent de liberté souffle sur les pays du Maghreb et du croissant arabique : c’est le « printemps arabe ». La Tunisie, la Jordanie, l’Egypte et le Yémen sont les premiers à se révolter contre la barbarie de dictatures qu’ils subissent depuis trop longtemps. Puis en février 2011, c’est au tour du peuple libyen de se soulever. Après 42 ans d’une dictature sanguinaire marquée par un pouvoir autocratique basé sur la peur, la privation des libertés individuelles, la discrimination des minorités, le culte de la personnalité et la censure, l’espoir d’une vie meilleure, d’une vie différente naît dans la population.

Les Libyens prennent les armes. Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français en Libye et spécialiste du pays, raconte : « Lorsque les premiers heurts ont éclaté dans les grandes villes de Libye, on a observé la force et le courage de la population. On a vu que la nation libyenne existait dans ceux qui ont été opprimés durant tant d’années» Fin février 2011, un Conseil National de Transition (CNT) voit le jour. Il a pour objectif d’unir les factions rebelles du pays pour mener un combat contre le dictateur Mouammar Khadafi. Pour soutenir la rébellion, l’OTAN, après autorisation de l’ONU, décide d’intervenir, fin mars, pour protéger les populations civiles du conflit. Pas moins de 26 000 sorties aériennes au-dessus de la Libye vont être alors exécutées en huit mois.

Peu à peu, le contrôle de Mouammar Khadafi sur son pays s’estompe et son pouvoir s’effondre. Après avoir fui la capitale, Tripoli, le dictateur meurt en octobre 2011, remplacé par le CTL. D’ailleurs, Patrick Haimzadeh résume : « sans les bombardements de l’OTAN, Khadafi n’aurait pas été tué. Son issue tragique était prévisible ». La fin de la dictature sonne l’apparition d’une liberté gagnée au prix du sang : 30 000 morts et 50 000 blessés en 9 mois.

Le CTL est dissout en début d’année 2012 pour laisser place aux premières élections libres du pays. Il est remplacé par un Congrès Général National (CGN). Ce sont les premiers élus du peuple libyen. Un espoir naît alors dans la population dans un Etat qui doit désormais se reconstruire.

Un retour sur terre destructeur

« Seuls les plus utopistes ont cru que la mort de Khadafi allait tout régler en Libye », explique Patrick Haimzadeh. En effet, depuis 2014, une seconde guerre civile fait rage. Entre 2014 et 2016, des querelles politiques éclatent entre les grandes élites du pays. Le CGN disparaît à son tour. Elle laisse place à la Chambre des représentants, à la suite de nouvelles élections nationales. Toutefois, de nombreuses personnalités influentes ne sont pas réélues dans cette nouvelle assemblée. Ces dernières décident alors de faire sécession et prennent les armes, créant un second pouvoir. Une confusion gouvernementale dans un pays déjà ravagé par la première guerre civile.

Carte de la division actuelle de la Libye. En vert le gouvernement d’union nationale, reconnu par l’ONU. En rouge, l’armée d’union nationale du maréchal Haftar © Ali Zifan

Dès lors, depuis 2016, la Libye est devenue un pays coupé en deux où les civils subissent une guerre et une séparation territoriale qu’ils n’ont pas choisi. S’affrontent le gouvernement d’union nationale, siégeant à Tripoli, dirigé jusqu’en 2021 par Favej el Sarraj et aujourd’hui par Abdel Hamid Dbeibah, reconnu par l’ONU depuis 2016 face à l’armée d’union nationale du maréchal Haftar, présenté comme un nouveau Khadafi. Chaque jour, des bombardements aériens ou de l’artillerie se font entendre. Signe que le conflit est le quotidien en Libye. En parallèle de cet affrontement, se sont développées des milices armées très puissantes affiliées à l’un ou l’autre camp. Houda Ibrahim, journaliste pour RFI et spécialiste de la Libye évoque « 3000 [milices], dont 40 sont très puissantes. Ce sont elles qui dirigent réellement le pays car elles possèdent les armes et l’argent. Et tous les accords pour essayer de les désarmer ont échoué ». C’est ce que confirme Patrick Haimzadeh : « les deux pouvoirs politiques n’ont pas de prise sur la réalité du terrain»

Face à ces groupes armés sous aucun contrôle et malgré le cessez-le feu signé en 2020 entre les deux parties, la situation reste fragile et les civils restent les premières victimes. Houda Ibrahim explique que « les Libyens voient leur pays atomisé et n’ont plus d’espoir. Nombre d’entre eux sont même devenu nostalgiques du régime de Kadhafi. Le pays n’a fait que s’appauvrir. » Surtout, les civils vivent désormais dans une précarité extrême où la situation humanitaire est désastreuse. Houda Ibrahim le résume, « ils [les Libyens] ont la tête à autre chose, ils sont hantés par leur quotidien : comme avoir de l’électricité plusieurs heures par jour, accéder à l’eau ou mettre leurs enfants à l’école. »  

Une ruine à Benghazi dans l’ouest de la Libye, en mai 2022 © UNOCHA/Giles Clarke

Plus de dix ans après l’immense espoir de liberté qu’avait suscité la fin de la dictature, le pays reste déchiré. Le retour à la réalité d’un pays divisé, où les civils se trouvent sous les bombes, contraints de choisir leur camp, a été destructeur pour une grande partie du peuple libyen. Surtout que Houda Ibrahim prévient : « Une réunification du pays s’annonce aujourd’hui très compliquée. » Jelal Harchaoui, spécialiste de la Libye et rattaché à l’initiative mondiale contre la criminalité transnationale de Genève, explique une fracture plus profonde encore dans le pays : « au-delà de la division est-ouest, la Libye est encore plus divisée entre le peuple et ses élites. Il y a une vraie fracture et même une vraie blessure entre les dirigeants, qui ont le regard tourné vers les capitales étrangères, et le peuple, qui ne croit plus en ses chefs corrompus»  

Civils : tous victimes

Face au chaos provoqué par le conflit libyen, la population civile est devenue prisonnière d’un conflit qu’elle ne peut pas contrôlée et contre lequel elle ne peut rien faire. Depuis 2011, les civils sont devenus des outils de défense contre l’ennemi et même des prises de guerre. Pris en otage entre deux camps irréconciliables, les simples citoyens ne font que subir ce conflit. Et aucun des deux camps n’est innocent. C’est ce que détaille Donatella Rovera, chercheuse pour Amnesty International : « de très nombreux civils sont tués et blessés, les deux camps utilisant un véritable arsenal lors d’attaques susceptibles de constituer des crimes de guerre ».

Elle prend l’exemple d’une frappe du Gouvernement d’union nationale. « En mai 2019, une attaque d’artillerie a frappé un bâtiment de trois niveaux, tuant au moins cinq civils, dans un quartier de Tripoli» Une attaque en riposte à des tirs de roquette de l’Armée nationale libyenne, qui avait fait sept morts, un mois auparavant. Toujours selon les recherches d’Amnesty International, de nombreuses exécutions sommaires, de viols de femmes et d’hommes, de pillages ou encore de séquestrations ont été recensés. Des méthodes très peu novatrices dans un pays comme la Libye qui a connu 42 ans de dictature.

La population libyenne est aussi la première touchée par les attaques terroristes qui se sont multipliées depuis 2011. En effet, le conflit a permis à de nombreux groupes fondamentalistes armés, affiliés à l’État islamique (EI), de prendre racine dans le pays. La guerre ne permet pas aux pouvoir centraux de véritablement contrôler leur territoire respectif. Ces groupes armés participent au chaos général. On retrouve massivement leurs massacres dans la grande ville de Syrte, au milieu de la côte méditerranéenne libyenne. Par exemple, en 2017, les cadavres de 21 chrétiens coptes civils assassinés par le groupe avaient été retrouvés. En 2018, ce sont les corps de 34 Ethiopiens qui ont été découverts, exécutés par l’EI. Malheureusement, les exemples sont nombreux car les deux pouvoirs en place ne peuvent pas contrôler la naissance de certains groupes terroristes. Résultat, en plus du conflit, les civils sont aussi les victimes du terrorisme.

De gauche à droite. Donatella Rovera, Virginie Roels et Cécile Allegra, lors de la table ronde sur les crimes de guerre et leurs preuves lors de l’édition Bayeux 2022 © Anthony Delarbre

La guerre a aussi permis le développement de crimes de guerre à caractère sexuelle entre communautés libyennes opposées. On parle ici de viols entre hommes, à répétition, comme arme de guerre. Mais difficile de réussir à récolter des témoignages lorsqu’un conflit est en cours et que personne ne souhaite parler. C’est ce qu’explique Cécile Allegra, journaliste et spécialiste du trafic d’êtres humains dans la corne de l’Afrique. « La Libye est un trou noir. Dans un pays aussi conservateur que celui-ci, on ne se confie même pas à ses proches lorsqu’on a été souillés. » Pourtant, elle a réussi à mettre au jour ces « maisons de torture » grâce à un travail de plusieurs années, débuté dès 2011-2012.

Elle a d’abord réussi à identifier des victimes civiles libyennes qui témoignent de leur enfer dans des maisons de torture : « Un jeune rescapé, qui venait juste de sortir d’une maison de torture libyenne, racontait des méthodes de viols systématiques avec des manches à balais cimentés dans un mur sur lequel il fallait s’empaler pour prendre son plateau repas ». Avant de comprendre qu’il s’agissait d’un phénomène véritablement répandu, directement relié à la guerre entre les différentes communautés du pays, qui soutiennent un camp ou l’autre : « Les hommes de Misrata vont violer des hommes de Sliten. Les hommes de Sliten vont violer des hommes de Misrata et ainsi de suite ». Le viol de ces hommes par d’autres hommes permet aux bourreaux de déshumaniser leurs victimes civiles mais aussi de faire pression sur la communauté adverse.

En parallèle, le conflit a permis l’apparition d’un des plus gros réseaux de trafics d’êtres humains et sexuels au monde. À l’intérieur, les victimes sont principalement des migrants venus dans le pays pour traverser la Méditerranée. En effet, la Libye est devenue, avec le conflit, le royaume des passeurs. Pour ce qui est des migrants, ils viennent du Tchad, du Soudan, de l’Ethiopie et principalement de l’Erythrée. Mais difficile de réussir à débusquer cet immense réseau masqué par la guerre. Cependant, Cécile Allegra a réussi à mettre en lumière ce réseau de la honte. Elle en a même fait un film documentaire, « La ligne bleue : le chant des vivants », qui met en scène de jeunes migrants, arrivés en France et survivants des camps de torture libyen.

Dans ces lieux, la journaliste raconte que « les migrants sont parqués dans des enclos à moutons ou dans des sous-sols sombres ». Sans famille et sans repères dans un pays inconnu, ils sont les victimes idéales de ce système. Une ressource humaine abondante puisqu’environ 700 000 migrants seraient présents en Libye. Ils peuvent facilement subvenir aux besoins humains et sexuelles de leurs bourreaux. Mais aussi aux besoins économiques car « tout enlèvement se fait contre rançon », résume Cécile Allegra.

Personne n’a pu, encore à ce jour, réussir à dénombrer le nombre de migrants retenus dans ces camps. Tout comme aucun chiffre officiel ne relate le nombre de morts de la seconde guerre civile. Des chiffres inconnus qui reflètent aussi l’oubli international de la situation en Libye. Pour preuve, la Cour Pénal International (CPI) n’a jamais ouvert d’enquête pour crime de guerre ou crimes contre l’humanité en Libye. Une réalité que refuse d’accepter Cécile Allegra : « La torture en Libye est une réalité. Personne, civil ou migrant, ne devrait vivre ces atrocités. Je me battrai pour tous ceux qui ne peuvent pas le faire pour eux-mêmes. Et pour la liberté des hommes et des femmes qui sont malheureusement nés du mauvais côté de la mer»

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