Bayeux 2022 Débats/décryptages

Journalistes en zones de conflit : comment se préparer au terrain ?

Couvrir un conflit est un exercice journalistique qui se prépare à l’avance. Matériel de protection, formation, fixeur… Une organisation minutieuse est nécessaire pour les journalistes ainsi que pour les rédactions. Avant, pendant et après leur mission, les reporters doivent suivre des règles strictes pour assurer leur sécurité sur le terrain. Des journalistes ont abordé ce sujet technique en marge du Prix Bayeux 2022 des correspondants de guerre.

Lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, de nombreux journalistes se sont rendus sur place afin de couvrir ce conflit européen. Des milliers de reporters de guerre chevronnés, mais également de jeunes journalistes indépendants avides de sujets sont arrivés en Ukraine dès les premières semaines du conflit. Aujourd’hui, plus de 9 000 reporters sont accrédités auprès des autorités ukrainiennes. Certains sont partis dans la précipitation, de leur propre initiative ou à la demande de certaines rédactions, sans aucune préparation ni matériel de protection. La nécessité soudaine de nombreux gilets pare-balles et casques a entraîné une pénurie et certains sont partis sans, faute de pouvoir en trouver dans les temps.

Avant de se rendre en zone de conflit, les journalistes doivent pourtant se préparer et s’organiser de façon à assurer leur sécurité une fois sur place. Reporters sans frontières (RSF) a publié le  »Guide pratique de sécurité des journalistes », un manuel pour les reporters en zones à risques. Ce guide est conçu en partenariat avec l’Unesco et traduit en plusieurs langues. La première édition est parue en 1992, mais il est régulièrement remis à jour. Ce guide de 148 pages est un véritable manuel de survie pour les journalistes. Matériel, formation, cybersécurité… Le document revient sur tous les thèmes fondamentaux de la sécurité.

Gilets pare-balles, casques… du matériel nécessaire à la sécurité des journalistes

Depuis le début du conflit en Ukraine, RSF a mis à disposition des reporters présents différents équipements. L’ONG, présente dans le monde entier, a notamment fourni : 555 gilets pare-balles, 549 casques, 1011 kits de premiers secours, 342 batteries solaires… Des équipements nécessaires au reportage en zone de conflit distribués en grande quantité par l’organisation et les rédactions aux journalistes se rendant en Ukraine. RSF propose également aux reporters des balises de détresse, utiles pour avertir ses proches en cas de problèmes sur le terrain. Selon Emmanuel Sérot, journaliste en charge des questions de sécurité à l’AFP qui témoigne dans le Guide de RSF, les journalistes de l’AFP sont systématiquement munis d’un système de tracking : « savoir que la rédaction en chef est prévenue peut d’ailleurs changer la façon dont nous gérons une situation difficile ».

Parmi les équipements, le gilet  »Presse » est devenu un symbole du reporter en zone de conflit. Cependant, cette inscription est de moins en moins utilisée par les journalistes. En effet, alors qu’elle protégeait à une époque ceux qui l’arborait, le porteur de cette mention peut aujourd’hui devenir une cible dans des territoires hostiles. Shireen Abu Akleh en est un tragique exemple. La journaliste palestino-américaine couvrait le conflit israélo-palestinien. Elle a été tuée par des tirs alors qu’elle portait son gilet  »Presse » de manière totalement apparente.

Les gilets et le reste du matériel coûtent cher et représentent un véritable gouffre financier pour les rédactions, mais aussi et surtout les journalistes indépendants. Ces derniers peuvent se procurer le nécessaire grâce aux ONG, mais il leur restera toujours des investissements à réaliser. Aris Messinis, photoreporter à l’AFP l’explique, « vous avez besoin d’avoir beaucoup d’argent à dépenser pour couvrir une guerre. Beaucoup. Et pour les indépendants, c’est très compliqué. Ça peut être très dangereux. »

La recherche de matériel de protection a été particulièrement difficile au début de la guerre en Ukraine. En effet, les journalistes se sont rendus en nombre dans le pays, créant une pénurie d’équipement notamment pour les gilets pare-balles et les casques. Chloé Sharrock, photojournaliste, est arrivée sur place quelques jours après le début de la guerre. Elle indique avoir rencontré des difficultés lors de la recherche d’un gilet pare-balles. Celui avec lequel elle est finalement partie en Ukraine a voyagé juste avant le départ de l’Iran jusqu’en France.

Les formations : un premier aperçu du terrain

Plusieurs formations sont disponibles en France pour les journalistes. Les rédactions conseillent fortement de suivre l’une d’entre elles avant de se rendre en zone de conflit. Elles permettent de découvrir, de façon théorique, les situations à risque ainsi que les bons gestes à adopter face au danger.

Le groupe France Media Monde propose l’une de ses formations en collaboration avec l’INA. Dispensée sur six jours, elle est destinée aux journalistes et aux techniciens de reportage. Différents thèmes sont abordés comme les gestes de premiers secours, les techniques de protection, le comportement sur le terrain, la connaissance des armements… Cette formation complète est très appréciée par les journalistes.

Le ministère de la Défense organise également une formation à destination des journalistes. Créée en 1993, elle est dispensée deux fois par an au Centre national d’entraînement commando (CNEC). Elle permet de se former avec des hommes de terrain.

La cybersécurité : protéger ses données et ses renseignements sur le terrain

Le journaliste ne se séparant jamais de son matériel informatique, nécessaire à son travail, quelques précautions doivent être prises avant le départ. En effet, les reporters sont régulièrement la cible d’intimidations et d’arrestations aux frontières et sur le terrain. Et les autorités peuvent se servir du matériel informatique comme moyen de pression.

En conséquence, un VPN, un antivirus, un pare-feu, des mots de passe forts, le chiffrement des données sensibles, des clés USB et des disques durs sont nécessaires. L’utilisation d’une messagerie sécurisée telle que Signal est également recommandée.

Parmi les précautions d’usage, on peut citer l’utilisation d’un filtre de confidentialité, afin de réduire la visibilité d’un écran, la mise en place d’un signe distinctif sur le matériel ainsi que le fait de ne jamais brancher une clé USB inconnue sur un ordinateur de travail ou personnel. 

Le fixeur : « Un bon fixeur peut te sauver la vie et un mauvais fixeur peut te tuer »

Le fixeur est une personne indispensable à tout journaliste en zone de conflit. Il peut avoir plusieurs fonctions auprès du reporter : guide, traducteur… Le fixeur connaît parfaitement son pays, les risques, les adresses importantes. Aris Messinis le souligne, « quand une guerre commence, il y a une communauté de personnes qui deviennent des fixeurs ». Chaque journaliste tente alors de trouver le meilleur guide. « Un bon fixeur peut te sauver la vie et un mauvais fixeur peut te tuer », rappelle le photoreporter.
Mais le meilleur est souvent celui qui coûte le plus cher. Les grandes rédactions, telles que la BBC, trouvent donc plus facilement des fixeurs. Pour un journaliste indépendant, la mission est plus compliquée. Ce qu’Aris Messinis détaille. En Ukraine, un bon fixeur coûte actuellement entre 400 et 500 euros par jour. À Mossoul, en Irak, le prix oscille entre 800 et 1000 dollars par jour. Un investissement de taille dont la vie du journaliste dépend : « vous avez besoin d’avoir confiance en lui et inversement ».

Un suivi psychologique nécessaire lors du retour de mission

Le retour des reporters de guerre dans leur pays crée régulièrement un choc psychologique. Ces derniers passent généralement plusieurs semaines sur le terrain, voire plusieurs mois. Ainsi, beaucoup s’habituent aux bombes, tirs, alarmes… devenus leur quotidien. Le retour à la vie normale peut être brutal. De nombreuses rédactions, dont Le Monde, proposent donc une aide psychologique et des consultations avec un psychologue aux reporters. Le stress post-traumatique a longtemps été un sujet peu évoqué, pour ne pas dire tabou. Mais il est désormais pris en compte et le suivi des reporters est assuré par de nombreuses rédactions. Une bonne chose pour ces journalistes qui prennent des risques afin de nous informer chaque jour.

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