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Jean-Pierre Perrin, de grand reporter à romancier

Libération, l’AFP, Mediapart, free-lance, Jean-Pierre Perrin, ancien grand reporter, spécialisé dans le moyen-orient et la couverture des conflits, a sillonné cette région pendant près de 40 ans. Partout où la violence devenait la règle, Jean-Pierre Perrin en suivait la trace pour rapporter des fragments de la grande Histoire aux lecteurs français. Dans sa besace de journaliste, au gré de ses voyages, il a emmagasiné des personnages hors normes, des situations loufoques, des histoires rocambolesques, qu’il met aujourd’hui au service de ce qui l’a toujours passionné : la littérature. Entretien avec ce romancier sous la peau duquel le journaliste affleure toujours.

C’est à Bayeux, en plein Prix des Reporters de Guerre, que nous rencontrons Jean-Pierre Perrin. Le journaliste à la haute silhouette s’installe à notre table en croisant les jambes. Le regard vert profond, vif et curieux, contraste avec son calme apparent et la sensation de sérénité qui émane de lui. Avec sa voix grave et un débit lent mais assuré, il dévoile, fragment par fragment, son parcours, émaillé de citations d’auteurs comme Bolivar ou Hemingway, son écrivain de référence.

Originaire de Bourgogne, Jean-Pierre Perrin suit à Strasbourg un cursus de journalisme. Le jeune homme de l’époque avant tout passionné par la littérature, s’engage dans cette voie sans grand enthousiasme. Lucide, il a conscience que gagner sa vie grâce à l’écriture est ardu. Il opte donc pour ce qui s’en rapproche le plus et lui permettra à terme d’affûter sa plume : le journalisme. Au fil de ses stages, il découvre la presse quotidienne régionale et finit par rentrer dans sa région natale pour travailler dans un petit journal de Dijon aujourd’hui disparu : « Les dépêches ». Il garde un souvenir amusé de cette époque où, secrétaire de rédaction, entouré de ses pairs, de jeunes journalistes ayant tout juste quitté les bancs de l’école, il corrige des articles sur le concours de pétanque du coin ou des réunions de comité agricole.

Jean-Pierre Perrin

Aussi plaisante que soit l’atmosphère au sein de la rédaction, les sujets l’intéressent peu. Jean-Pierre Perrin se décide à passer le concours pour entrer à l’AFP. Son premier poste à l’étranger est en Iran, juste après la révolution islamique. Pendant 6 mois, il retrouve un pays qu’il connaît et affectionne particulièrement. Il avait en effet déjà parcouru ce territoire quelques années plus tôt alors qu’il se dirigeait vers le Tibet pour réaliser un documentaire sur le grand opéra populaire tibétain. Un périple épique en voiture, au départ de Paris, qui l’avait amené à traverser la Turquie, l’Iran, le Pakistan, autant de pays qui l’avaient fasciné. Ce voyage signe sans doute le début de sa passion pour cette région du monde, mais Jean-Pierre Perrin y tombe surtout en amour avec l’Afghanistan. Au point d’y retourner chaque année, sans nécessairement d’objectif professionnel, et de même devenir guide pour les voyageurs à l’occasion. En 1982, il y vit sa première grande expérience de correspondant de guerre, plusieurs semaines en immersion au cœur de ce territoire où la guerre sévit et sa « première gifle » : le décès d’une fillette afghane dans ses bras. Il est alors en compagnie de deux médecins qui « tentent de la sauver », sans succès, la blessure à la tête cause un AVC (accident vasculaire cérébral) qui emporte l’enfant.

« La violence, qu’on le veuille ou non, a un pouvoir d’attraction »

Pour le journaliste, qui l’évoque avec émotion, la gorge encore serrée 40 ans plus tard, « le plus terrible c’était le cri du père ». Ce « choc », ce « retour brutal à la réalité de la guerre », il faut le vivre, d’après Jean-Pierre Perrin, et de préférence tôt dans sa carrière. Avec la guerre « toutes les règles changent, tout est régi par la violence », c’est peut-être justement cette « autre dimension » qui fascine le journaliste et le pousse à se spécialiser dans la couverture des conflits malgré sa proximité avec la mort vécue dès son premier voyage.

Au sommet d’un col dans le Panshir, accompagné par un collègue, il se retrouve « coincé et visé par des hélicoptères soviétiques, il n’y avait aucun endroit où se cacher ». Le journaliste demeure encore aujourd’hui perplexe quant à ce qui s’est passé ce jour-là : « Je ne sais pas pourquoi ils ne nous ont pas tués. En plein jour, ils s’arrêtent, ils se mettent en position, nous, on ne savait pas quoi faire. Ils tirent un peu, n’insistent pas et s’en vont. » Quelques années plus tard, c’est en Syrie que Jean-Pierre Perrin a réellement la sensation de frôler la mort. Dans un tunnel menant à la ville assiégée d’Homs, il se rappelle être « plié en deux », mais aussi « le cœur battant, la peur de mourir » et pourtant, le journaliste retourne inlassablement dans ces zones où il met sa vie en jeu.

« Vivre plus intensément »

Le danger des situations, les risques qu’il est amené à prendre, la sensation de « vivre plus intensément » font sans doute parti de ce qui l’attirent dans l’exercice si particulier de la correspondance de guerre, confesse cet adepte de la vitesse. « La mise en danger de l’existence est source d’autosatisfaction » reconnaît le reporter qui nuance son propos avec humour : « il doit y avoir une part de masochisme ».

Si l’adrénaline est évidemment un moteur, Jean-Pierre Perrin se sent surtout porté par « les belles causes et les causes perdues ». Au point parfois de dépasser les limites que pourrait imposer la déontologie. C’est comme ça qu’il se retrouve à transporter une grosse somme d’argent pour le commandant Massoud, une histoire rocambolesque qu’il raconte, un sourire au coin des lèvres. Le soutien financier, donné en dollars par une ONG, est changé au bazar de Peshawar, « ça a été une petite fierté, avec cette conversion en afghani, j’ai fait grimper la valeur d’une monnaie pour la seule fois de ma vie ». Au cours de son périple pour rejoindre le commandant, le pactole est égaré pendant une attaque : catastrophe. Il est heureusement retrouvé quelques heures plus tard au grand soulagement du journaliste qui en portait la responsabilité. Des mésaventures comme celles-ci, le grand reporter n’a cessé d’en engranger au cours de sa longue carrière.

« Laisser libre cours à son style »

Jean-Pierre Perrin reste une dizaine d’années à l’AFP et devient directeur régional d’un de leurs bureaux dans le Golfe Persique. Il y reste 3 ans mais finit par quitter l’agence pour Libération, où sa plume sera plus libre. Le journaliste se voit en effet souvent reprocher de « ne pas être assez simple et de complexifier les choses ». Il voit chez Libération la possibilité de laisser libre cours à son style car c’est « un quotidien où l’on valorise l’écriture ».

D’ailleurs, le futur grand reporter l’évoque avec beaucoup d’honnêteté : « Je n’étais pas forcément d’accord avec toutes les idées mais on avait une liberté totale ». Celle de réaliser des grands formats, dans la limite de la place disponible évidemment, mais aussi celle de partir, seul sur le terrain, sans filet, sans assurance, sans même billet de retour. Une manière de travailler qu’il revendique : « j’aime partir seul car personne ne vous impose son rythme, vous êtes le seul maître à bord ». Il adopte ce mode de fonctionnement peu importe les difficultés que cela peut engendrer sur le terrain, sachant que dans les années 80, en Afghanistan, il n’y avait pas de fixeur, ce guide, traducteur et pourvoyeur de contacts, incontournable dans le métier aujourd’hui.

Jean-Pierre Perrin évoque avec une certaine nonchalance cette époque et en rit même : « Vous étiez complètement dépendant de la colonne, de la caravane que vous intégriez. Vous vous débrouillez, on apprend vite dans ces cas-là. Quand j’ai commencé, je ne parlais pas dari, à présent je le baragouine, mais pour survivre dans ce milieu, vous avez besoin de 50 mots. Ça suffit pour demander quand est-ce qu’on arrive, de toutes façons ils n’en savent rien, quand est-ce qu’on va manger, de toutes façons ils n’en savent rien, où est-ce qu’on va dormir, de toutes façons ils n’en savent rien ».

« Dans la guerre, il y a des choses inexplicables »

En plus de partir seul, il arrive au grand reporter de se rendre en Afghanistan, en Syrie, dans la clandestinité. Une solution extrême à laquelle il n’hésite pas à recourir tant par nécessité que par goût : « J’aime la clandestinité, vous changez de peau, vous êtes en alerte en permanence, vous faites attention à tout mais vous êtes quand même heureux quand vous en sortez. » Heureux de retrouver son identité, une vie normale, de pouvoir relâcher son attention.

Ce voyageur insatiable n’arrêtera jamais de parcourir le monde même après son départ de Libération en 2016 pour se consacrer à la littérature. Ce tournant vers le roman, Jean-Pierre Perrin l’attendait depuis longtemps. Il lui permet de rendre compte de l’histoire qu’il affectionne tant, différemment, de façon peut-être plus complète. « Le problème du journaliste c’est qu’il voit les choses de façon fragmentaire. Les historiens ont une vue très complète mais ils veulent tout rationaliser, tout expliquer or dans la guerre il y a des choses inexplicables, illogiques ». Si pour le romancier, « les journalistes peuvent voir ce côté abracadabrant », il leur manque cette vision d’ensemble. Ils sont présents à un moment précis et ne peuvent prendre en compte ce qui se passe avant ou après leur passage. Une difficulté que surmonte l’écrivain de fiction car s’il ignore certains éléments, rien ne l’empêche de les inventer en se basant bien entendu sur la réalité « si c’est un bon romancier ». Le journalisme colle à la peau de l’auteur de romans policiers qui renoue avec la profession dès 2017 en devenant chroniqueur pour Mediapart.

La littérature, toujours la littérature

« Je suis toujours journaliste mais ma priorité c’est d’être romancier pour écrire sur la guerre, la peur, le courage, la violence », des thématiques que Jean-Pierre Perrin peut évoquer plus librement dans ses romans. S’il s’appuie sur son expérience pour créer des intrigues, ce sont surtout ses personnages qui sont inspirés par ses rencontres improbables. L’un de ses livres invoque le souvenir de Dominique Vergos, un photographe au parcours plus qu’atypique, ex-photographe de mode français reconverti dans le reportage de guerre « sans transition suite à une déception amoureuse, les afghans l’avaient surnommé ‘malang’, le fou mystique errant ». Un énergumène perdu dans les montagnes afghanes, qui y resta bloqué tout l’hiver à cause de la neige, sans donner de nouvelles à personne, ne refaisant surface qu’au printemps. Le romancier évoque aussi avec plaisir ce personnage incroyable qui « avait tous les talents, écrivait merveilleusement bien, parlait toutes les langues. La première chose qu’il faisait quand il arrivait quelque part c’était rechercher un piano ».

Toutes ces rencontres ont évidemment nourri son imaginaire et ses écrits car « où voulez-vous rencontrer de tels personnages ailleurs ? ». Mais l’auteur a toujours un goût d’insuffisant. Avril 2022, le journaliste en lui s’éveille à nouveau avec le conflit ukrainien. Il se rend à Odessa et est impressionné par ces boulevards complètement vides mais où le « romanesque est là malgré tout ». Jean-Pierre Perrin retient cette rue principale où seul un magasin demeure ouvert : une boutique de lingerie féminine, ce qui suscite cette pensée chez l’écrivain « quand même, Eros l’emporte encore sur Thanatos ».

La frustration du journalisme

Au final, le journaliste est parti en Ukraine mais n’a rien écrit. C’est le romancier qui en est revenu avec une nouvelle idée dans ses valises. Comme les deux faces indissociables d’une pièce, Jean-Pierre Perrin passe d’un rôle à l’autre et promène son œil aiguisé sur le monde avec toujours cette même curiosité, mais un certain recul sur le journalisme. Lorsque l’ancien reporter se retourne sur sa carrière, il dépeint cette frustration d’avoir passé des mois à tenter de comprendre des situations complexes, comme le conflit israélo-palestinien, pour qu’il n’en reste rien plus tard. Jean-Pierre Perrin décrit ce constat en citant Bolivar : « cette sensation qu’on a labouré la mer » et conclut : « j’aurais mieux fait d’écrire des romans pendant ce temps là ».

La question de l’écriture est évidemment au centre de la carrière de Jean-Pierre Perrin, même si, de son propre aveu, ses « premiers articles étaient d’une banalité affligeante ». « J’ai pensé que ce n’était pas possible d’écrire aussi mal » confie l’auteur qui recherche alors des moyens de s’améliorer. La solution ? Il la trouve en copiant des styles pour mieux s’en évader et finalement trouver sa propre voie. Sa référence ultime : Hemingway, pour sa « lucidité totale même s’il a sans doute pris des libertés » avec « Pour qui sonne le glas ». En lisant ce roman, « on est emporté par le récit mais cela vaut un bon livre d’histoire », une véritable source d’inspiration pour l’écrivain fasciné par le monde hispanique mais qui n’a jamais pu s’y consacrer pendant sa carrière de journaliste de guerre car « les belles heures étaient passées ».

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