Enquêter, prouver, juger, tel est le travail de la justice internationale. Dans les zones de conflits, sous les bombes et les balles, des enquêteurs professionnels vouent leur vie à la récolte d’indices et à l’analyse des faits. Leur but : réussir à prouver des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou des génocides. Une mission extrêmement longue et complexe, parfois interminable, qui se veut universelle.
Difficile de prouver les crimes de guerre. Encore plus d’amener les responsables devant la justice. Pourtant, l’implication des instances internationales, des ONG et des civils dans ce travail titanesque est intense. Et la situation en Ukraine, ces derniers mois, reflète une nouvelle fois l’importance de la justice internationale dont le rôle est d’enquêter, prouver et juger les responsables de crimes de guerre. Une naissance récente et un travail complexe pour une justice universelle qui tente de protéger les peuples.
Aux origines de la justice internationale
La justice internationale prend racine dans les décombres de la Seconde Guerre mondiale. Le 8 août 1945, les Alliés signent la reddition du IIIe Reich. En parallèle, ils créent un Tribunal militaire international afin de traduire en justice les dignitaires nazis. Une cour de justice qui, pour la première fois, juge des accusés pour crimes de guerre mais aussi pour crimes contre l’humanité. Une notion inédite qui implique un caractère généralisé ou systématique commis contre une population civile. Contrairement au simple crime de guerre qui implique une attaque contre une personne protégée ou un bien dans le cadre d’un conflit armé.
Ces deux notions juridiques sont complétées par celle de génocide lors de l’adoption, le 9 décembre 1948, de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de l’ONU. Crime de guerre, crime contre l’humanité et génocide forment à eux trois le triptyque juridique de référence de la justice internationale. Toutefois, la Guerre Froide immobilise ces notions du droit au profit d’une logique d’affrontements entre deux superpuissances : les Etats et l’URSS. Il faut attendre 1991 et la chute de l’empire soviétique pour voir la justice internationale évoluée grâce à la prise de conscience internationale des atrocités qui sévissent d’abord en ex-Yougoslavie puis au Rwanda.
Face à la politique de purification ethnique, aux viols et aux massacres menés par le gouvernement serbe sur ses voisins croates et bosniaques, le conseil de sécurité de l’ONU crée le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en 1993. Son objectif est de récolter des preuves de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité voire de génocide pour pouvoir mener devant la justice les responsables de ces faits. Un mécanisme identique que l’on observe au Rwanda. En 1994, l’ONU crée le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) afin de juger les responsables Hutus du génocide des Tutsis, ayant fait au moins 800 000 morts.
Ces deux tribunaux, aussi importants soient-ils, demeurent des instances ad hoc, soit temporaires. Ils ont disparu aujourd’hui. Ils ont eu le mérite de faire prendre conscience aux dirigeants internationaux du besoin urgent de créer une instance permanente de justice au niveau mondial. Laurence Badel, chercheuse franco-américaine, spécialiste des relations internationales et des institutions, résume : « Le TPIY et le TPIR sont les instances qui ont posé les bases d’une justice internationale et universelle, celle de la Cour pénale internationale (CPI) ».
La CPI est la première et la seule institution internationale permanente créée pour contribuer à mettre fin à l’impunité des plus hauts responsables des crimes internationaux. Basée à la Haye, née en 2002 et ratifiée par 123 pays, son rôle est de poursuivre et juger les génocides, les crimes contre l’humanité ainsi que les crimes de guerre lorsque les Etats sont dans l’incapacité de le faire. Créée par l’ONU, elle en est pourtant totalement indépendante. Aujourd’hui, elle demeure la référence juridique et institutionnelle dans la lutte contre les crimes commis en zone de guerre.
La complexe procédure d’une enquête pour crimes de guerre
Le rôle de la justice internationale est de réussir à enquêter en zone de conflit. Une procédure interminable qui doit permettre de prouver la violation du droit humanitaire international. Le droit international humanitaire se compose de deux volets : celui qui protège les personnes civiles sur une zone de guerre et celui qui doit permettre d’éviter l’utilisation de méthodes militaires interdites comme l’usage des armes chimiques. Ce droit est régi par les Conventions de Genève de 1949, actualisées en 1977 pour élargir la protection aux journalistes.
Toute enquête débute par le dépôt de plainte d’un tiers auprès des autorités nationales compétentes de son pays. Si celles-ci jugent que les requêtes dépendent de sa juridiction alors elle peut s’en saisir seulement si cela concerne des crimes de guerre. Pour les crimes contre l’humanité et pour les génocides seules la CPI était apte à enquêter officiellement. Il arrive aussi souvent que les juridictions de nombreux États ne soient pas assez performantes dans l’enquête des crimes de guerre. Elles peuvent décider de se dessaisir du dossier en le remettant à la CPI.
Lorsqu’un dossier préliminaire de plainte pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocide arrive à la CPI, celui-ci est examiné par des professionnels du droit international. Des juges et des membres du barreau sont assignés à un dossier d’enquête. Il est extrêmement rare qu’un dossier préliminaire soit déposé par un seul État. Par exemple, comme le rappelle Laurence Badel : « 41 pays ont soutenu l’Ukraine lorsque celle-ci a déposé un dossier pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité contre la Russie ».
Ce n’est qu’une fois le dossier préliminaire examiné de façon approfondie que la CPI peut statuer sur l’ouverture ou non d’une enquête internationale officielle. Ce dossier n’est jamais complet car il ne constitue que la toute première base de travail nécessaire à l’ouverture d’une enquête. Toutefois, cette procédure peut prendre des mois voire des années. L’Ukraine étant une exception tout à fait inédite lorsqu’on regarde la précocité dans le conflit avec laquelle la CPI a ouvert une enquête sur les crimes de guerre perpétrés par les Russes, principalement dans le Donbass. Le seul cas similaire est celui de la Libye en 2011.
Une fois que l’ouverture de l’enquête est actée par la CPI, celle-ci nomme des enquêteurs professionnels dans l’étude des crimes de guerre. Leur mission : récolter des preuves pour que le dossier puisse un jour porter devant la cour et que les criminels de guerre identifiés répondent de leurs actes.
Prouver le crime de guerre : un si long chemin
Maintenant que l’enquête est ouverte, celle-ci doit être alimentée continuellement de preuves. Surtout qu’une enquête pour crimes de guerre est toujours longue et complexe. Mais elle ne peut pas être vide dans son contenu. Enquêter, c’est réussir à prouver les faits. Et pour se faire, les preuves sont la meilleure arme. C’est ce qu’essaie de faire les ONG, comme Amnesty International, les associations des droits de l’Homme ainsi que la CPI. Toutes participent à l’élaboration des preuves dans une étroite collaboration même si seule la CPI peut instruire en justice un dossier de crimes de guerre. En effet, les ONG ne se substituent pas à la justice internationale mais elles alimentent le faisceau de preuves par des rapports quotidiens sur divers conflits.

Justement, les preuves sont d’abord matérielles. C’est ce que raconte Donatella Rovera, chercheuse pour Amnesty International, récemment revenue de 6 mois en Ukraine : « J’étais à Boutcha. Dans une cour, il y avait une vingtaine de cadavres. Tous semblaient avoir été victimes d’exécution sommaire. Une balle était restée logée dans un mur, derrière la tête d’un soldat ukrainien, ce qui est très rare. En l’analysant, j’ai prouvé que cette balle provenait d’une arme qui n’était utilisée que par les militaires russes ». Pour comprendre cette preuve et l’analyser, il aura fallu plus de trois semaines de travail. Simplement pour prouver un cas. Il y en avait 20 dans cette cour.
Dès lors, on comprend aisément la temporalité extrêmement longue d’une enquête pour crime de guerre où chaque indice peut-être une preuve et où chaque instant peut conduire à la vérité. Les preuves matérielles restent le cœur des enquêtes des crimes de guerre. Douilles, balles, obus, tanks, avions, hélicoptères, corps, dossiers médicaux, relevés bancaires ou encore enregistrements de conversation sont autant d’exemples de preuves matérielles qui participent à l’enquête en zone de guerre.
Seules, ces preuves matérielles sont puissantes mais manquent d’âme. C’est pourquoi les témoignages ont aussi une immense place dans les enquêtes de crimes de guerre. Ils permettent de construire un récit vivant des évènements et sont primordiaux dans les enquêtes qui abordent des crimes à caractère sexuelle comme actuellement en Ethiopie. La limite de cette preuve réside toutefois dans sa subjectivité, par essence naturelle. Surtout que « l’accumulation ne veut pas dire preuve » comme le rappelle Donatella Rovera. Pourtant, certains témoignages de victimes de crimes de guerre permettent de lever le voile sur une situation tragique, dans des zones où les preuves matérielles n’existent pas.
Ce fut le cas pour Cécile Allegra, journaliste, réalisatrice, spécialiste de la traite d’êtres humains dans la corne de l’Afrique qui évoque un témoignage d’un Libyen datant de 2014, dans un contexte de viol d’hommes dans la région : « Un jeune rescapé, qui venait juste de sortir d’une maison de torture libyenne, racontait des méthodes de viols systématiques avec des manches à balais cimentés dans un mur sur lequel il fallait s’empaler pour prendre son plateau repas ». Un témoignage glaçant corroboré par la suite par d’autres rescapés.
Dans ce cas précis, ce sont les témoignages de survivants qui ont permis de mettre au jour un réseau de trafic d’êtres humains basés sur le viol des hommes, d’abord dans la région du Sinaï en Egypte puis en Libye. Plus généralement, les témoignages restent une pièce maîtresse du puzzle de l’enquête contre les crimes de guerre. Mais la CPI cherche toujours à les compléter avec des preuves matérielles qui permettent de soutenir les discours des victimes.
Depuis les années 2000, les enquêtes internationales ont pris un nouveau tournant avec l’arrivée de l’OSINT (Open Source Intelligence ou sources ouvertes). Il désigne une méthode de renseignement qui a pour but d’utiliser des données en accès libre en ligne, comme des photos, des vidéos présentes sur les réseaux sociaux ou des sites spécialisés pour récolter des preuves. « La preuve virtuelle ou numérique est devenue essentielle dans notre monde interconnecté » explique même Aymeric Elluin, chargé de plaidoyer chez Amnesty International.
Il prend l’exemple d’une situation qui s’est déroulée au Yémen en 2018 : « Nous avons récolté sur les réseaux sociaux, principalement Twitter, des vidéos de bombardements. On y voyait des obus exploser et d’autres non. En analysant les vidéos, nous avons identifié un logo et un numéro de série sur les obus. Ils étaient de fabrication américaine, vendus il y a plusieurs années à l’Arabie Saoudite ». C’est ce qu’on appelle la « chronolocation ». Ce terme désigne tout le travail de recherche, de localisation, de véracité des données en open source pour aboutir à une preuve numérique. En réalité, c’est la combinaison de preuves matérielles, de témoignages et de sources numériques qui peuvent permettre de prouver des crimes de guerre.
Juger pour obtenir la vérité
Toutefois, les enquêtes sont extrêmement longues. Elles ont une temporalité aléatoire suivant les Etats accusés de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide. Pour autant, le but premier de la CPI, comme toutes les ONG et autres associations, est de réussir à récolter les preuves qui permettront la tenue d’un procès. Juger les responsables pour qu’ils deviennent coupables et qu’enfin la vérité apparaisse, tels sont les maîtres mots de la CPI. Mais la justice internationale est imparfaite.
Et c’est ce que rappelle Donatella Rovera : « notre travail est essentiel mais il n’aboutit à une condamnation que dans 1% des cas ». Avant d’ajouter que : « depuis 20 ans, les choses ont changé. Les criminels de guerre n’agissent plus dans l’impunité. Ils savent que la justice ne les laissera jamais en paix ». Un discours qui résonne avec les chiffres de la CPI : seules quatre personnes ont été condamnées, pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocide, par l’instance internationale depuis sa création
Cela n’empêche pas la justice internationale d’être extrêmement lente. Par exemple, la première personne condamnée pour crimes de guerre par le CPI est intervenue le 10 juillet 2012, soit 10 ans après la création de l’instance. Il s’agissait de Thomas Lubanga, un commandant de la milice armée congolaise qui s’est adonné à des exécutions sommaires répétées en 2002. Les condamnations sont aussi principalement des symboles pour la justice internationale. Rakto Mladic en est le parfait exemple. Ancien chef d’état-major de l’armée serbe entre 1992 et 1995, il a été condamné en 2017 à la perpétuité pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité pour le siège de Sarajevo et le massacre de Srebenica. Encore une fois, la temporalité longue de la justice internationale se retrouve ici.

Aujourd’hui, 10 pays sont sous enquête de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide : Congo, Soudan, Burundi, Géorgie, Côte d’Ivoire, Mali, Kenya, Libye, Centre-Afrique et Ouganda. Malheureusement, seuls 123 pays se trouvent sous l’égide de la CPI. Et des Etats comme la Gambie et l’Inde, non signataires, ont vu les ONG sortir des rapports alarmants sur la prolifération des crimes de guerre dans ces zones. Mais au regard du droit international, la CPI ne peut intervenir.
Une justice imparfaite mais aussi « à deux vitesses ». C’est en tout cas le message que Cécile Allegra a voulu transmettre lors de la table ronde consacrée aux preuves des crimes de guerre qui s’est tenue au prix Bayeux 2022. Elle déplore « une réaction immédiate et intéressée de la CPI qui a ouvert une enquête pour crimes de guerre en Ukraine. Chose que l’instance internationale n’a pas fait pour le réseau de trafics d’êtres humains et de viols des hommes en Egypte et en Libye » alors que Cécile Allegra documente ce fléau depuis 2011. La CPI doit choisir ses combats. Elle ne peut pas tous les mener. C’est la réalité de la justice internationale. Mais sa quête de vérité reste intacte. Les condamnations n’étant que l’aboutissement de cette quête.
Il est clair que la justice internationale a ses limites. De très longues enquêtes, de faibles condamnations et des combats qui ne peuvent pas être menés. Mais elle existe et c’est déjà tout un symbole. Après 20 ans de lutte de la CPI pour la vérité, les crimes perpétrés en Ukraine nous rappellent que la guerre apporte toujours son lot de conséquences funestes. C’est pourquoi, il existe une justice universelle pour protéger les peuples, victimes de guerres qu’ils n’ont pas choisies.