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Port-Au-Prince, une zone de guerre oubliée

Du 3 au 9 octobre 2022, la ville de Bayeux rend hommage aux correspondants de guerre. Expositions, tables rondes et conférences : le conflit en Ukraine est omniprésent. A tel point que les autres zones de guerre sont mises de côté. C’est le cas de Haïti, pays ruiné par la violence.

14 décembre 2021, un camion-citerne transportant de l’essence explose au Nord du Cap-Haitien, la deuxième plus grande ville d’Haïti. Plus de 80 personnes meurent brûlées. L’état organise trois journées de deuil. Le désarroi est total ; pour remédier à la pauvreté médicale de la ville, les autorités sanitaires envoient les blessés dans des hôpitaux de campagne.

Pour les habitants de Haïti, l’évènement est quasi ordinaire. Une île de 27 000 km2 perdue dans la mer des Caraïbes, un territoire francophone miné par la misère. Depuis plusieurs dizaines d’années, la région tombe en déliquescence. En plus des catastrophes naturelles, le pays est miné par une instabilité politique constante. En avril 2021, le président Jovenel Moïse démissionne. A défaut d’un leadership, les gangs font la loi. Port-Au-Prince, la capitale du pays, est particulièrement touchée.

Un chaos politique constant

Kidnappings, meurtres, corruption, violence, économie difficile, vols ou encore viols, la misère des habitants de Port-au-Prince dure depuis le séisme de 2010. D’après le site “The Conversation”, la catastrophe naturelle a coûté la vie à plus de 300 000 personnes. Plusieurs centaines de milliers d’haïtiens ont été blessés et près de 1,5 million privés de logements. Le gouvernement haïtien n’a jamais réussi à mettre en place un plan urbanistique pour reconstruire le pays, malgré la présence d’Organisations Non Gouvernementales (ONG) sur place. Haïti est dépourvue de dirigeants politiques; les gangs en ont profité pour prendre d’assaut les quartiers de Port-au-Prince, la capitale du pays.

Les gangs de certaines zones du nord utilisent des armes de guerre dont des mitrailleuses provenant des Etats-Unis. En juillet dernier, les autorités haïtiennes ont intercepté des conteneurs en provenance du port de Port-au-Prince, chargés d’armes de guerre. Avec ces armes, les gangs imposent leurs lois au sein des quartiers.

Un combat sanitaire

Au sein de ce chaos, différentes ONG luttent pour aider la population à survivre. Isabelle Mouniaman-Nara travaille avec Médecins Sans Frontières (MSF) à Port-Au-Prince ; la jeune femme vient chaque année à Haïti. Tous les jours, elle met sa vie en danger pour secourir les populations. “C’est un casse-tête quotidien pour se rendre à l’hôpital et échapper aux gangs”, confie-t-elle. “J’héberge mes collègues dans un hôtel, je modifie mes horaires de travail pour éviter tout risque de kidnapping. Aujourd’hui, plus personne ne marche à pied dans la rue, les déplacements se font en voiture, et encore, ils restent risqués”. Les gangs sèment la terreur. Parfois, des balles perdues traversent l’hôpital d’Isabelle. Très souvent, des civils sont touchés. D’après l’ONG, 70% des blessures sont dues à des tirs par balles.

La situation sanitaire est compliquée : les coupures d’eau et d’électricité sont fréquentes. “Un challenge” que les équipes de MSF sont fières de réaliser. Mais la ville de Port-Au-Prince ne compte plus que trois hôpitaux. Un chiffre qui risque encore de diminuer, car “la capitale n’a plus que cinq semaines de fioul”. D’après Isabelle, “si la situation ne se débloque pas, MSF devra diminuer les activités et fermer des lits”. Les membres de MSF sont inquiets ; ils espèrent une “trêve humanitaire pour garantir l’accès à l’eau et aux soins”, comme l’explique Francesco Segoni, un collègue d’Isabelle.

L’appel à l’aide des journalistes.

Un pays à feu et à sang. En partenariat avec Médecin Sans Frontières, le musée d’Art et d’Histoire bayeusain a choisi de mettre en lumière la crise économique et politique qui mine le pays antillais. Au programme, une exposition collective des photographies de Richard Pierrin et Johnson Sabin, entre autres. Depuis quelques années, plusieurs photo-journalistes partent en reportage à Haïti. L’objectif : alerter les populations européennes de la montée en puissance des gangs dans cette île francophone. Johnson Sabin est haïtien et fait preuve d’une grande prudence pour sortir de chez lui: il est toujours muni d’un gilet par balles. Même si les gangs acceptent sa présence, le danger demeure. “Je salue la mémoire de mon confrère Vladimir”, explique-t-il ému. “Il était parti en reportage dans un quartier chaud, et n’est jamais revenu”. En 2022, quatre journalistes haïtiens sont morts. Mais cela n’a pas éteint la détermination de Johnson : il souhaite aider une population “qui réclame le droit de vivre”. Les habitants de Port-au-Prince manifestent chaque jour pour revendiquer leur liberté et demander la démission du Premier Ministre Ariel Henry, nommé par l’Ambassade américaine. Ils espèrent une vie meilleure.

En 2018, Gaël Turine est photojournaliste et a rejoint Johnson ; avec la collaboration de MSF, il a réalisé un documentaire sur la situation sanitaire du pays : “Un hôpital dans l’enfer des gangs”. Le reportage, diffusé sur Arte, montre la misère médicale : “J’ai fait une véritable immersion dans les hôpitaux de MSF ; j’ai fait un travail documentaire pour retranscrire une violence que je vois quotidiennement dans mon travail”, explique-t-il. Pour se protéger d’éventuelles représailles des gangs, les journalistes publient certaines photos anonymement. Pour leur sécurité et réaliser leur reportage, les photojournalistes entrent en contact avec un fixeur qui connaît bien les gangs. Ils négocient ensuite avec eux financièrement pour pouvoir entrer dans certains territoires. Des sommes pouvant aller de 5 000 à 10 000 dollars. Les gangs peuvent également avoir accès aux données personnelles des photojournalistes pour vérifier qu’ils ne sont pas de la police. Si les chefs ne donnent pas leur feu vert, il leur est impossible d’y accéder pour faire leur reportage.

Un cercle vicieux pour les journalistes haïtiens, dépendants des gangs. Dès lors, l’exposition du musée d’Art et d’Histoire de Bayeux apparaît comme un enjeu majeur pour la visibilité de ce conflit méconnu.

Apolline Sanchez

Etiennette de La Ruffie

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