Maks Levin, Shireen Abu Akleh, Frédéric Leclerc-Imhoff… Ce lundi 6 octobre au Festival de Bayeux, Reporters sans frontières rendait hommage aux reporters de guerre tués lors de l’exercice de leur fonction. Devant la nuée de journalistes venus couvrir l’événement, les familles endeuillées se succédaient sur l’estrade, laissant transparaître leur tristesse, leur colère, mais également leur fierté, au travers de discours plus poignants les uns que les autres.
Lors du dévoilement de la stèle, un silence pesant s’installe. Familles, collègues, proches… tous partagent la même peine et la même douleur. Des câlins et des embrassades s’échangent alors, surmontés de regards qui ne veulent dire qu’une seule et même chose : « courage ». Muratkhan Bazabayev, Evariste Djai, Roberto Toledo, Brent Renaud, Jorge Luis Camero… Au total, ce ne sont pas moins de 66 journalistes qui ont trouvé la mort sur le terrain cette année.
Près des parents du défunt Frédéric Leclerc-Imhoff, qui ne cachent pas leur peine, se tient Maxime Brandstaetter. Journaliste à BFM TV, ce dernier se trouvait dans le même camion que Frédéric lors de sa mort.
Pour nous, Maxime revient sur ce tragique évènement qui a marqué sa vie à jamais et sur les risques du métier de reporter de guerre.
Pouvez-vous nous raconter cette journée où Frédéric a trouvé la mort ?
On travaillait en binôme. J’ai fait trois missions au total en Ukraine et lors des deux dernières, j’étais avec Frédéric. On avait fait plusieurs régions, et là on était à l’Est, dans le Donbass. Là où c’était le plus violent, là où la guerre était la plus forte, en tout cas à cet instant, c’est-à-dire fin mai 2022.
Nous avions déjà fait plusieurs reportages, plus ou moins tendus, en se rapprochant des lignes de front et à travers nos rencontres, nous savions que les autorités ukrainiennes organisaient un convoi humanitaire dans des convois blindés. On devait aller jusqu’à Lisichansk, qui était une ville assiégée par les Russes. Il n’y avait plus qu’une route qui permettait d’y aller : une route qui était bombardée, mais c’était la seule route qui permettait d’apporter de la nourriture aux civils et d’évacuer ceux qui voulaient partir.
Comme nous avions un camion blindé, on s’est dit que d’autres journalistes allaient faire des reportages là-bas, et que c’était sans doute la meilleure option pour y aller. On en a discuté entre nous, on a longtemps hésité et nous avons fini par dire oui.
On a roulé une heure et demie, et alors qu’on était presque arrivés à Lisichanks, il y a un obus, un tir d’artillerie – d’après ce que j’ai su, le plus gros calibre russe possible – qui est tombé sur le camion. J’étais assis à l’arrière dans le conteneur du camion, avec ma fixeuse* Oxana. Il y a eu une grosse explosion, j’ai eu les oreilles qui bourdonnaient, j’ai vu de la fumée, senti une odeur de poudre, des choses rebondir. C’est là que j’ai senti que j’avais un peu mal à la jambe avant de m’apercevoir que mon jean était troué et que je saignais. Il y avait un petit éclat qui est allé dans ma jambe.
Avec ma fixeuse ukrainienne, on a regardé au-dessus de nos têtes, et il y avait un trou de la taille d’un ballon de handball à 20cm entre nos deux têtes, qui était en fait un morceau d’obus qui avait transpercé le blindage. Là, on s’est allongé sur le sol en mettant les mains sur la tête de peur qu’il y ait un autre obus qui frappe.
Le camion a accéléré, j’ai vu que le pare-brise était étoilé, Frédéric était assis à l’avant avec les pilotes. On est arrivé à Lisichansk, c’est un peu confus. Je descends du camion, il y a des obus qui continuent de tomber, et je demande où est Frédéric. J’essaye de remonter dans le camion, je vois ses jambes. Les policiers ukrainiens m’obligent à me coucher parce que ça continue à tirer. On finit par aller s’abriter dans un bâtiment, ça bombarde toujours. Et là, Oxana m’annonce que Frédéric est mort, qu’un morceau d’obus a transpercé son cou.

Quelle est votre première réaction lorsque vous apprenez cette nouvelle ?
Je suis prostré. En fait, au départ je suis prostré dans un recoin car ça continue à bombarder et j’ai peur de me reprendre un obus. Du coup, c’est Oxana qui discute avec les policiers parce que je ne comprends pas l’ukrainien. Elle s’accroupit devant moi et me dit : « J’ai quelque chose à t’annoncer, Frédéric est mort ». Et là, il y a un monde qui s’effondre. A ce moment-là, je ne sais plus quoi penser, je pleure, je crie. J’ai l’impression que ce n’est pas réel.
Je pense que ma toute première réaction a été de me dire qu’on allait recommencer cette journée demain et que nous allions choisir de ne pas faire ce reportage. C’est bizarre, mais sur le moment, je pense que mon cerveau ne voulait pas y croire. Je me suis donc dit que c’était une mauvaise idée de venir ici mais que, demain, on allait recommencer avec Frédéric, que l’on ne fera pas ce reportage et tout ira bien.
Avant d’y aller, vous savez que c’est très dangereux mais vous décidez de le faire quand même. Pourquoi ?
Oui, nous savons que c’est très dangereux, tous les reportages sont dangereux là-bas. On savait que cette zone était particulièrement dangereuse et que ce reportage allait sans doute être un des reportages les plus dangereux que l’on ferait.
On a tout de même mis trois jours à évaluer les risques, prendre des informations. On était accompagnés, on avait les informations des militaires… Ce qui nous a rassuré, c’était de se dire que nous étions dans un camion blindé, siglé humanitaire et nous nous sommes dit, qu’à priori, on ne risquait rien dedans. Déjà parce que c’était humanitaire et qu’ils n’auraient pas dû tirer dessus et parce qu’il était blindé. Mais ça n’a pas suffi.
Qu’est-ce qu’on se dit avant de partir ? Que l’on doit absolument informer, quitte à mourir ?
Non, on ne se dit pas ça. Personne n’a envie de mourir, et on n’en avait pas envie. On sait juste que le risque existe et on prend le temps d’ y réfléchir. Moi j’ai mis plusieurs jours la première fois avant de candidater pour partir en Ukraine. On se dit que l’on va dans une zone où, effectivement, il existe un risque que l’on meurt. Mais on le fait pour une cause. On se dit que montrer l’horreur de la guerre, alerter les gens et leur montrer à quel point c’est terrible, ça peut peut-être participer à aider ces gens-là à arrêter la guerre. Ou en tout cas, ça ne peut qu’aller dans le bon sens. On se dit qu’il faut bien qu’il y ait des gens qui prennent ce risque, qui risquent de mourir pour ça. C’est juste qu’au fond, on espère juste que ça ne nous arrivera jamais.
Lorsque l’on est dans sur le terrain, est-on poussé par cette adrénaline du reporter de guerre ?
Forcément un peu. Mais l’adrénaline, c’est aussi le pire ennemi du reporter de guerre. C’est ce qui est le plus dangereux là-bas, et c’est d’ailleurs pour cela que je faisais des allers-retours et que je n’ai pas passé trois mois de suite en Ukraine. Quand on y va pour la première fois, on se dit que c’est hyper dangereux, on a peur, on est aux aguets, on est méfiants. Chaque déplacement, chaque endroit où l’on va est calculé, réfléchi. On demande à plusieurs sources, plusieurs personnes : on est très prudent et très concentrés sur notre travail pour ne pas se mettre en danger, parce qu’on a peur.
Mais le fait est que, plus on y reste, plus on y est, plus notre seuil de tolérance à la peur augmente. Avec le temps, on a de moins en moins peur et on a tendance à prendre de plus en plus de risques. Et c’est comme cela que l’on fait des erreurs et qu’on finit par avoir des accidents. Donc oui, il y a une adrénaline du reporter de guerre. Ce serait mentir de dire qu’il n’y en a pas et dire que l’on y va pas du tout pour ça. Mais c’est aussi le pire ennemi : il faut rester la tête sur les épaules et ne pas oublier que l’on fait ce travail pour les gens et pas pour ressentir des choses.
Arrive-t-on tout de même à se détacher et à évaluer le risque ?
C’est compliqué car c’est une science inexacte. Les guerres sont différentes : si l’on va en Syrie, le risque est de tomber dans un guet-apens et de se faire enlever. Pour l’Ukraine, c’est une guerre d’artilleries : les obus peuvent tomber à n’importe quel moment, n’importe où. Il y a donc un côté assez imprévisible. On fait ce que l’on peut, il y a beaucoup de checkpoints avec des militaires, où il faut passer en voiture. On leur demande si la zone est sûre, on prend contact avec des gens du gouvernement, du SBU (services secrets ukrainiens), des militaires que l’on rappelle un peu chaque jour.
A chaque fois que l’on veut aller quelque part, on appelle des humanitaires, des personnes qui habitent là-bas. On essaie de savoir quelle est l’ambiance du moment et on se déplace en fonction de cela. Sachant que c’est tout de même inexact. Pour l’exemple, il nous est arrivé d’aller dans un endroit où l’on nous a dit « c’est l’enfer sur terre » parce que des obus pleuvaient partout. Et lorsque nous y sommes allés, il ne s’est rien passé. Tout peut changer à n’importe quel moment.
*Fixeuse : personne qui joue le rôle d’interprète pour le journaliste, le facilite dans son travail et le guide dans son travail et le pays.