Le 14 mars 2022, l’ONG Disclose publiait une enquête, qui révélait que la France avait livré du matériel militaire à la Russie entre 2015 et 2020. Matériel constitué en grande partie de caméras à vision infrarouge.
Pourquoi ces ventes posent-elles problème ? La France est, selon le SIPRI (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm), le troisième plus gros vendeur d’armes au monde, derrière la Russie et les États-Unis. Il n’y a dans les faits rien de surprenant à ce qu’une partie de ces ventes atterrisse en Russie. Ce qui pose question, ce n’est pas la destination de ces ventes, mais la période où elles ont été réalisées. En 2014, la Russie annexe la Crimée, région située dans le sud de l’Ukraine. En réponse, l’Union Européenne place la Russie sous embargo le 1er août de cette même année. Or, les livraisons françaises ont commencé un an après la mise en place de l’embargo. L’embargo n’est pas rétroactif, c’est-à-dire qu’il ne s’applique pas à tout contrat de vente signé avant le 1er août 2014 : c’est ce qu’on appelle la « clause du grand-père ».
La signature des 76 licences d’exportations de matériel militaire a bien été faite après la mise en place des sanctions contre la Russie, mais lesdites licences permettaient d’honorer la livraison des 152 millions d’euros de commande signées avant. Hervé Grandjean, porte-paroles du ministère des Armées, s’est exprimé via un thread Twitter peu après la parution de l’enquête de Disclose pour justifier de la légalité de ces ventes à la Russie : « En matière d’exportations d’équipements militaires, la France […] applique très strictement l’embargo sur les ventes d’armes à la Russie. […] Un contrat conclu avant l’annexion de la Crimée peut aller à son terme. […] Cette possibilité est clairement prévue par le régime de sanctions mis en place contre la Russie en 2014 ». Il souligne ensuite le fait qu’aucun contrat n’a été signé avec Moscou depuis 2014, et que les livraisons se sont arrêtées avant le début de la guerre en Ukraine, joignant pour preuve un lien vers un rapport présenté au Parlement. Lien…menant vers une page d’erreur 404. En attendant, le matériel déjà livré serait lui bien utilisé dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie.

Caméra infrarouge, ne vois-tu rien venir ?
D’après les documents réunis par Disclose, le matériel fourni à l’État russe serait composé en majorité de caméras thermiques. Caméras thermiques qui pourraient venir du groupe d’électronique Thales, dont la France est actionnaire majoritaire, ou du constructeur Safran. Thales avait déjà signé des contrats avec Moscou en 2007 puis 2012 pour la vente de caméras « Catherine FC » et « Catherine XP ». Safran a de son côté vendu des caméras de référence « Matis STD » à la Russie en 2013. Malgré de multiples sollicitations, les directions de Thales et Safran n’ont pas souhaité nous répondre. Selon une source proche du dossier, les chars russes T-90 seraient soit équipés de caméras » Catherine », soit d’une version russe basée sur le modèle « Catherine ». Sur ces chars, les caméras à vision thermique permettent de localiser avec précision un autre char, un avion ou un missile grâce à la chaleur dégagée par l’objet, pour ensuite pouvoir l’abattre. Toujours selon cette source, les caméras infrarouges vendues par la France fonctionneraient en systèmes montés, système comprenant également un traceur et un « viseur tireur » (VTI). Cet ensemble serait donc utilisés sur les chars T-90, mais aussi sur les chasseurs Soukhoï SU-30 et les hélicoptères de combat Ka-52. « Les caméras sont d’autant plus intéressantes pour ces hélicoptères car leur vision nocturne est de mauvaise qualité, et ils volent à basse altitude. Or, les Russes opèrent beaucoup de nuit. Ces caméras leurs permettent donc de mieux cibler leurs objectifs et leurs évitent en même temps de percuter un relief imprévu » explique notre source. Ce sont notamment ces hélicoptères qui ont bombardé l’aéroport d’Hostomel dès le début de l’invasion russe.

Business is business
Ce n’est pas la première fois que la France se fait prendre la main dans le pot de confiture, en train de vendre du matériel militaire à des pays…peu recommandables. La Russie aujourd’hui, l’Égypte hier, les affaires sont les affaires, et une fois les armes vendues, elles ne sont techniquement plus de la responsabilité de l’État français. De plus, ces exportations permettent à la France un certain rayonnement à l’international. Mais pour Ariane Lavrilleux, co-auteur de l’enquête de Disclose, il faudrait se poser la question quant au processus de la vente d’armes à l’étranger. « Est-ce qu’on doit continuer de décider à huis clos sans jamais en informer les citoyens, les députés ? À l’heure actuelle, les députés ne sont même pas au courant du matériel qui a été livré dans le passé à la Russie. Cela pose quand même un gros problème de sécurité et de démocratie » souligne-t-elle. Reste à voir si les candidats à la présidentielle s’empareront de ce débat. Pour l’instant, seul le président-candidat Emmanuel Macron a réagi au micro de Disclose, estimant que « la France a pris les décisions qu’elle devait prendre en 2014 ». Un certain Francis Blanche disait « Touche pas au grisbi… ».