International War Room Ukraine

Armée russe, du plomb dans l’aile

À l’aube d’une cinquième semaine de conflit, la Russie est toujours confrontée à une résistance ukrainienne. Pour autant, associer l’échec à l’armée russe reste encore un constat prématuré.

Le bec pointu, la couleur de leur ventre se confond avec celle du ciel. Ces oiseaux n’ont pas de plumes ni de serres, mais ils restent des rapaces aussi rares que mortels. Toutefois, à compter du 24 février où la Russie s’engageait dans une guerre contre l’Ukraine, le fleuron de l’aviation russe reste au-dessus des nuages. A l’abri des lance-missiles FIM-92 Stinger et autres défenses anti-aérienne Ukrainienne (nonobstant leur destruction en quantité non négligeable), les MIG comme les Sukhoï n’entreprennent, qu’à de rares occasions, le risque de piquer sur leur proie et de raser le sol. Il en va de même pour le tout dernier cavalier blindé du « béhémoth russe », le T14 Armata, un char n’ayant pas pointé le bout de son canon depuis le début du conflit. Pourtant, la Russie disposait de ses premières unités opérationnelles fin 2021, mais jugeant possiblement son engagement sur le terrain « dispensable », si ce n’est inutile.

Néanmoins, il n’est pas exclu de retrouver des machines contemporaines en « première ligne ». A titre d’exemple, le Kamov Ka-52 « alligator », un hélicoptère de combat de haute performance et de conception relativement moderne (année de développement entre 1980-2000 et entrée en service en 2011) est majoritairement employé par l’armée rouge pour l’attaque au sol. L’appareil a notamment été filmé au-dessus de Kiev.

Bien que la Russie dispose de bon nombre d’engins dits « de dernière génération » leur déploiement reste parfois entravé par des armes « moins modernes », mais tout aussi efficace, car favorisée par les conditions de terrain au sein desquels elles sont employées. Ainsi, il est évident que les pertes soient inéluctables et leurs chiffres sont relevés par le biais de preuves photos ou vidéos. De ce fait, il est possible de dresser un bilan, du moins un aperçu non exhaustif, des dommages essuyés par la nation à l’ancienne bannière rouge. D’après la source Oryx, nous pouvons relever pour exemple que 43 chars T80U, six hélicoptères Ka-52 et quatre aéronefs Su-34 ont été détruits ou abandonnés (4,5 milliards d’euros en pertes matérielles).

Dans ce conflit, la Russie n’est bien évidemment pas la seule à sacrifier hommes et matériels. Son adversaire, l’Ukraine, essuie également des pertes. Toutefois, la question se pose sur la véritable efficacité de l’armée rouge.

A-t-elle été surestimée ? Y’a-t-il une vision erronée des pertes qu’engendre inévitablement le gouffre d’une guerre de haute intensité ? Où se place le curseur entre l’exagération, la relativité et la critique de la stratégie martiale ?

Un imaginaire usé par le temps

L’imaginaire collectif conservait le souvenir de l’armée rouge qui rentre triomphante dans Berlin en 1945. Cette surpuissance militaire n’avait fait que renforcer ce mythe, face à la rivalité continue des États-Unis pendant la Guerre Froide. Pourtant, l’échec lors de la guerre en Afghanistan (1979-1989), mais surtout les deux guerres en Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2009) ont fini par entacher leur prestige militaire. Malgré une mauvaise organisation et une mauvaise communication dans l’armée, les forces russes font plier Grozny grâce à un siège qui dura du 25 décembre 1999 au 6 février 2000. L’artillerie russe bombarde avec intensité la capitale tchétchène sans se préoccuper des civils. La Russie prend Grozny, mais la ville est partiellement détruite après le siège.

La révolution ukrainienne passée, favorable à l’Union Européenne en 2014, la Russie envoie ses troupes en Crimée et finit par annexer le territoire sans rencontrer de résistance. Depuis, une guerre opposait toujours l’Ukraine aux séparatistes pro-russes. La situation semblait alors favorable à un nouveau coup de force de Moscou. « L’armée ukrainienne est bien plus forte aujourd’hui que celle affrontée par la Russie en 2014, estime Isabelle Facon, directrice adjointe à la Fondation pour la recherche stratégique. L’armée russe était partie pour une guerre beaucoup plus rapide et facile. Leurs prévisions se sont révélées mauvaises. » Pour autant, l’armée russe n’est pas devenue incompétente du jour au lendemain.

Le retour d’une époque oubliée

La Russie n’avait plus combattu dans une guerre de haute intensité depuis 1945. Une perte d’automatismes laissant place aux stratégies de contre-guérilla, utile dans toutes leurs opérations extérieures. Les forces de Valeri Guerassimov, le chef de l’État-Major général, doivent donc retrouver les habitudes d’une guerre « du fort au fort » entre deux puissances armées. Une idée confirmée par Philippe Migault, directeur du Centre européen d’analyses stratégiques : « La Russie a perdu l’habitude de ce type de conflit, mais comme nous d’ailleurs. De même, si demain, nous nous retrouvions à affronter la Russie, ce serait un tout autre niveau d’engagement en comparaison de l’opération au Mali. »

Imposante et dirigée d’une main de fer, l’offensive éclair de la Russie contre l’Ukraine prévoyait de foudroyer cet adversaire. Toutefois, à l’aube de sa cinquième semaine, le conflit perdure toujours et ne cesse de remettre en question les rouages de l’armée russe, pas si bien huilé ? Sa force de frappe enrayée, la question se pose tandis que la Russie écoulait sa dernière année du programme de modernisation de son armée, il y a deux ans. Une stratégie divisée en trois points, à savoir : l’optimisation des effectifs, du commandement et une réforme de l’enseignement militaire. Succinctement, il s’agit des objectifs fixés par la Russie sur une période de 12 ans.

La modernisation par la réforme

Dans les faits, la modernisation entamée en 2008, achevée courant 2020, a subi des controverses dans les chaînes de commandements et quelques revers de décisions quant à la trajectoire à suivre : « En 2008, il fallait être prêt pour gérer des conflits qui se réveilleraient dans le voisinage, comme avec le déploiement au début de l’année au Kazakhstan. Le but, c’était d’avoir une force plus rapide d’intervention. À partir de 2010-2012, on revient à la nécessité de recréer des divisions. L’armée russe fait face à des menaces plus grandes de la part de l’OTAN. Cette dernière a connu des changements de portage, et cela joue sans doute sur l’efficacité globale de sa réforme », retrace Isabelle Facon.

Bien que des efforts notoires se sont établis à l’échelle de la dissuasion stratégique ou encore de la défense anti-aérienne, les évolutions portées à la Marine et l’armée de terre ont été moindre : « En réalité, les combattants qui ont fait l’objet de la plus grande vague de modernisation sont les parachutistes et les forces spéciales. Toutefois, les unités régulières de l’armée de terre, quand bien même ce sont des divisions de la garde ou autres, comportent encore d’importantes lacunes en matière de combat inter-armée, de coordination avec le génie et l’armée de l’air », détaille Philippe Migault. Des problèmes de communication qui se ressentent sur le terrain, en plus d’une autre difficulté notifiée par le spécialiste : « La grosse masse de l’armée, elle, n’a pas d’expérience en plus d’être moins entrainée. En somme, elle est “empotée” sur le terrain parce que, faire des manœuvres, c’est bien, mais lorsque l’on se retrouve en face d’un adversaire sur qui il faut tirer, forcément, il y a un temps d’adaptation. » Qui plus est, la Russie dispose de haute technologie restreinte par un stock limité et une défense ukrainienne relativement efficace. Il est clair que « la Russie a tout fait pour surévaluer l’effet de la réforme et en mettre plein les yeux », fait entendre Isabelle Facon.

La 127ème division d’infanterie motorisé russe à l’entraînement avec des T-72B en avril 2020 (Ministère de la défense de la Fédération de Russie)

« Pour autant, il ne faut pas enterrer l’armée russe »

Il suffit de faire défiler le fil d’actualité sur Instagram ou Facebook pour découvrir des images dénombrant des succès tactiques de la part des Ukrainiens : colonnes de véhicules détruits, chars dévorés par les flammes, ou encore des tirs de missiles faisant mouche.

Toutefois, il est important de relativiser, comme de s’interroger sur la perception dont nous disposons pour observer ce conflit. Sans être directement présent sur le front pour recueillir le ressenti, palper l’ambiance et capter le moral général des troupes, la vision peut rapidement se biaiser. Sans exclure les témoignages, les chiffres ou les vidéos présentent sur le déroulement des combats, ce qui est essentiel de garder à l’esprit est le biais par lequel l’information passe et l’auteur des sources. Pour cause de la distance, il y a une certaine dépendance aux faits qui nous sont donnés d’entrevoir : « Très concrètement, nous avons tendance à nous focaliser sur les réseaux sociaux, pour cause de toutes les vidéos misent en ligne sur les succès tactiques des Ukrainiens, tient à préciser Philippe Migault. Le problème, c’est que nous tirons, à partir de quelques images tournant en boucle dans les réseaux sociaux, vis-à-vis de succès local Ukrainien, des conclusions parfois erronées. »

Une propagande, donc, menée par les Ukrainiens. L’une de ces guerres dans la guerre : celle de l’information. « Les Ukrainiens sont assez forts en communication », dénote Isabelle Facon. Côté russe, « on voit des désertions, avec du matériel abandonné. Des blindés qui restent sur place sans personne à leurs bords. Ce n’est pas une “débandade”, mais cela démontre que l’armée russe ne va pas bien, et cela peut faire oublier qu’elle n’a pas dit son dernier mot ».

La directrice adjointe du FRS souligne également qu’il « ne faut pas s’attendre à ce que Poutine admette qu’il se soit trompé et que ce dernier fasse marche arrière ». Ainsi, l’ascension de certaines craintes commencent déjà à s’immiscer dans les perspectives de chacun quant à l’issue de cette guerre. Nous pouvons d’ores et déjà l’observer, l’armée russe risque de revenir à des méthodes plus « traditionnelles » : « L’armée russe est une armée d’artillerie, et les tirs de missiles s’intensifient à mesure que le conflit se prolonge. On pourrait également voir une armée de l’air plus présente puisque, pour l’instant, elle est plutôt sur la réserve. »

Le dilemme des pertes humaines

Pendant ce conflit, certains se basent sur les pertes humaines russes afin de justifier un échec. Selon les renseignements américains, 7000 décès sont relevés dans les rangs de l’armée entre le 24 février et le 17 mars. Du côté de Moscou, le Kremlin n’a plus donné d’informations à ce sujet depuis le 2 mars dernier, avec un compteur arrêté à 493 soldats tués. La spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes souligne la stratégie de Vladimir Poutine : « Son discours a un peu évolué car, aujourd’hui, il ne nie plus la perte de troupes russes. Celui-ci le présente comme un sacrifice pour une juste cause, un combat pour éviter le génocide des populations russes et russophones du Donbass. »

Sur le front, la mort est pourtant omniprésente. Une guerre provoque inévitablement des pertes humaines dans les rangs de l’armée. Des généraux russes ont également perdu la vie dans les affrontements. Comme une aspiration de dernier recours, la société actuelle espèrerait une guerre qui n’engendre aucune victime. Marqués par la mort de ses appelés en Afghanistan et en Tchétchénie, la population russe accepte de moins en moins le sacrifice des jeunes pour des opérations militaires, même chez son voisin ukrainien. Vladimir Poutine a pris soin de rassurer les Russes en promettant qu’aucun appelé ne foulera le terrain. Toutefois, selon le journal indépendant russe, Meduza, des conscrits seraient en Ukraine, dont certains possiblement déjà tombé au champ d’honneur. À l’instar des Occidentaux, les Russes tolèrent la perte de ceux qui s’engagent volontairement – sans que les chiffres soient trop élevés – mais n’acceptent plus la perte de ses appelés.

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