
L’offensive russe est lancée depuis moins d’une semaine et des protestations se font déjà entendre. Le monde entier, choqué par l’indécence et la folie d’une guerre en 2022, et surtout d’une guerre en Europe, affiche ouvertement sa volonté de soutenir l’Ukraine. Du côté russe, bien qu’une grande partie des 144 millions d’habitants soutiennent leur chef, une minorité a décidé de se révolter, et cela malgré l’interdiction édictée par Vladimir Poutine.
En ce sixième jour de guerre, « 6476 personnes ont été détenues lors d’actions anti-guerre en Russie à partir du 24 février ». Liste des détenus ou encore chefs d’accusation, l’ONG russe OVD Info recense quotidiennement le nombre d’arrestations, à travers le pays, liées à l’opposition de l’invasion russe. Fidèle au poste depuis 2011, l’organisme tient informé le peuple russe des restrictions et des conséquences qu’il subit. L’ONG diffuse donc des vidéos pour montrer le climat de terreur qu’ont instauré les forces de l’ordre dans le pays. Sur son site, elle avertit également les risques et sanctions encourus par les manifestants, « de 2000 (en 2011) à 300 000 roubles (en 2022) [18 euros à 2 637 euros] d’amendes et jusqu’à 30 jours de détention ». Des sites tels qu’Amnesty International explique aux occidentaux à quel point le peuple russophone est contraint au silence par son gouvernement. « En Russie, les manifestants sont considérés comme des délinquants ». Entre les contestations des élections législatives de 2011, et aujourd’hui, « le nombre d’infractions juridiquement définies à la Loi sur les rassemblements est passé de trois à dix-sept ». Le gouvernement russe restreint de plus en plus son peuple et son droit de manifester.
Une médiatisation occidentale
La Russie compte près de 144 millions d’habitants, mais seule une infime partie de la population manifeste contre l’invasion de Vladimir Poutine en Ukraine. Les médias occidentaux ne cessent de relever ces soulèvements. S’ils sont synonymes de soutien, « ils ne changeront rien à l’actualité », explique Ekaterina, quarante-deux ans. « Seule une grève généralisée changera peut-être les choses ». Présente depuis vingt ans en France, la jeune femme d’origine russe n’imagine pas que ces protestations puissent changer « quoi que ce soit à ce qui se passe en Ukraine ». « Manifester en Russie n’a absolument rien à voir avec une manifestation en France », a insisté Ekaterina. « Les violences policières sont cautionnées. Lorsque l’on est arrêté, on ne sait pas quand on ressortira de prison ». La jeune femme affirme ne pas être rassurée à l’idée que des membres de sa famille manifestent.
Alexandre*, dix-neuf ans, vit toujours en Russie. « Je manifeste, chaque jour et chaque heure, affirme-t-il, au début, je suis sorti dans la rue, mais maintenant, je le fais sur les réseaux sociaux ». Le garçon assure tout de même qu’il est difficile de s’exprimer sur Internet. « Le mot guerre est banni de Google chez nous, puisque pour Poutine, ce n’est pas une guerre, mais un acte de purification ». Il faut donc trouver des alternatives. Alexandre explique qu’il se connecte à un VPN (réseau privé virtuel) différent de celui de chez lui et à un réseau secret qu’il ne souhaite pas nommer par peur des conséquences. La peur de représailles n’est pas la seule cause de l’absentéisme aux manifestations.
Une manipulation de longue date
Dans la nuit du 23 au 24 février 2022, Vladimir Poutine s’est exprimé à la télévision pour avertir de ses actions à venir en Ukraine. Le président russe a annoncé vouloir « dénazifier » et « démilitariser » le sol ukrainien. Si pour les occidentaux cette action n’est que la preuve de la frénésie de Vladimir Poutine, pour une grande partie des Russes cet acte est justifié et justifiable. Alexandre et Ekaterina s’accordent pour dire que « la télévision en Russie n’est qu’un instrument de propagande pour le gouvernement ». Pour eux, ce n’est plus un outil de divertissement ou d’information. En cette période de guerre, cette propagande est de plus en plus forte et il devient difficile de lutter contre celle-ci.
« J’ai demandé à mes parents de ne plus regarder la télé et de ne plus écouter la radio », affirme Ekaterina. « Mes parents comprennent que ce n’est pas normal ce qu’il se passe ». Si Alexandre est lui aussi est révolté par ce conflit, pour ses parents ce n’est pas la même chose. « A mes yeux, c’est comme se battre contre son propre pays, exprime-t-il, mais pas pour mes parents ». Pour la famille du jeune homme, si le gouvernement est entré en guerre, c’est pour une raison justifiée et justifiable même s’il ne la connaît pas. « Ils ont une foi inébranlable envers notre gouvernement ». Pour Alexandre, il est difficile de comprendre cet engouement pour le chef d’Etat russe. « Comme dans toute guerre, il y a un impact économique et c’est aussi pour cela que nous protestons », conclut Alexandre.
Un effondrement économique
Le problème n’est pas seulement d’ordre social. Si la foule tempête, c’est aussi parce que la situation financière du pays se dégrade rapidement. Les sanctions récentes ont ajouté à la crise, et l’économie n’étant pas la priorité du président, le peuple craint pour son niveau de vie future. Preuve à l’appui, alors que les troupes armées n’étaient encore pas entrées sur le territoire ukrainien, la crainte du conflit avait fait exploser le cours du Brent, l’un des pétroles bruts standards utilisé dans la fixation du cours mondial. Et ce n’est pas tout. Seulement quelques jours après, c’est la devise locale qui à son tour avait été touchée : en effet, en cette fin de février, le cours du rouble a chuté de plus de 30 %, le positionnant à 114,33 roubles par dollar. La banque centrale de Russie a doublé les taux d’intérêt, les faisant passer de 9,5 à 20 %. Par crainte d’une hyperinflation et dans le but d’échapper à cette dégringolade, nombreux sont ceux qui se sont tournés vers le bitcoin. On notera que ce dernier a atteint son plus haut taux depuis 9 mois. Seulement cela ne suffit pas. L’accès de la nation russe aux marchés de capitaux européens ayant été grandement restreint, cette dernière se retrouve dans l’impossibilité d’effectuer une quelconque transaction avec l’étranger. Transaction qui lui aurait permis la vente d’actifs offshore, et donc un gain limitant sa dette nationale. Vous me direz : oui, mais le fond souverain, la réserve de changes ? Leurs fonds ont été bloqués, et ne permettent dorénavant plus à la Russie de s’auto-financer.
Une question se pose alors, puis une seconde : par quels moyens la Russie parviendra-t-elle à payer cette dette ? Et surtout, que se passera-t-il le cas échéant ? La réponse est vite trouvée : la nation pourrait, ce 16 mars, se retrouver en défaut de paiement envers de nombreux Etats, et ainsi engranger une faillite collective dans le pays. Impossible alors de payer les fonctionnaires et autres dépenses générales sans augmenter drastiquement les impôts. La première victime devient donc le Russe lambda, qui observe son pouvoir d’achat se dégrader à vue d’œil. Face aux menaces budgétaires grandissantes et la rumeur d’une pénurie en approche, les queues s’allongent aux guichets et les rayons se vident.
De quoi en faire paniquer plus d’un, et peut-être pousser davantage de citoyens à manifester. Car si le mouvement minoritaire était à l’origine une clameur en faveur d’amis ou de parents ukrainiens, il se pourrait bien, si la crise s’amplifie dans les prochains mois, qu’il devienne une objection générale du peuple russe, luttant pour sa propre survivance.