
Atteindre la neutralité carbone en 2050 est désormais une revendication majeure de la jeunesse mondiale. Mais comment y parvenir ? En France, le débat fait rage entre les défenseurs inconditionnels du nucléaire et les zélateurs des énergies renouvelables. L’enjeu énergétique sera, à n’en pas douter, l’un des thèmes phare de la campagne présidentielle.
« Nous allons, pour la première fois depuis des décennies, relancer la construction de centrales nucléaires dans notre pays. » Il a suffi de cette courte phrase, prononcée par Emmanuel Macron lors de sa dernière allocution, mardi 9 novembre, pour replacer l’atome parmi les principaux sujets de la campagne présidentielle. Le chef de l’Etat s’est gardé de dévoiler les contours de ce projet, qui doit permettre à la France de « respecter ses engagements climatiques » et « assurer sa souveraineté énergétique. » Il en a laissé le soin au porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, qui prendra la parole dans les prochaines semaines pour donner « des précisions à la fois techniques, sur le type de réacteur, et de calendrier ». Depuis 2019, l’exécutif réfléchit cependant à une hypothèse précise : la construction de six nouveaux réacteurs de troisième génération et de très grande puissance, dits « EPR 2 ». L’énergéticien EDF, dont l’Etat est le principal actionnaire, a remis un rapport en ce sens en mai.
Sur la foi de ces informations lacunaires, chaque candidat bâtit son programme. À droite, Valérie Pécresse, qui estimait en 2018 qu’il fallait progressivement abandonner cette source d’énergie, défend désormais mordicus la filière. À l’instar de Michel Barnier, la présidente de la région Île-de-France propose de construire six nouveaux réacteurs. Qui dit mieux ? Xavier Bertrand assure que sa première décision, s’il est élu président de la République, serait d’ordonner à EDF la construction de dix nouveaux réacteurs nucléaires. « Ils sont tous à côté de la plaque, se désespère un acteur important de la filière. Aucun d’entre eux n’a pris la peine de lire les conclusions du rapport de RTE. » Remis au gouvernement le 25 octobre, le « rapport sur les futurs énergétiques de la France à l’horizon 2050 » dresse pourtant un panorama assez complet des défis que le pays devra relever pour parvenir à la neutralité carbone.
Aujourd’hui, rappellent les auteurs de ce document de 650 pages, la France consomme 1 600 TWh d’énergie finale, dont 29% seulement sous la forme d’électricité (473 TWh), produite à 93 % par des sources décarbonées – le nucléaire en produit plus de 70%. L’un des objectifs de la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) est de réduire cette consommation de 40 % d’ici à 2050, à 930 TWh. Rappelant que l’augmentation de la consommation d’électricité est inévitable – il faudra par exemple 100 TWh en 2050 pour faire rouler 36 millions de voitures électriques, quand l’ensemble des transports ne consomment aujourd’hui « que » 13 TWh d’électricité – RTE a élaboré un premier scénario dit « de sobriété ». Ce scénario envisage une consommation d’électricité de 555 TWh en 2050 mais s’accompagne de contraintes sociétales lourdes – réduction du nombre de mètres carrés par habitant, baisse des températures de chauffage, limitation de la consommation d’eau chaude, covoiturage, télétravail imposé 50 % du temps, etc.
« Personne ne prend en compte la gravité de la situation »
Un scénario plus vraisemblable, dit « de référence », a été retenu par le gouvernement. Si la France consomme 650 TWh en 2050, il faudra construire 14 nouveaux EPR, plusieurs petits réacteurs – les Small modual reactors (SMR) – multiplier par 7 nos capacités photovoltaïques et par 4 celles de l’éolien. D’autant qu’il faudrait prolonger le parc nucléaire existant. Or, d’ici 2040, des dizaines de centrales construites dans les années 1980 arriveront en fin de vie. Si l’on se passe du nucléaire – qui a l’avantage d’être une source massive d’électricité décarbonée – le réseau devrait être lourdement adapté puisque l’intermittence des énergies renouvelables exige qu’on leur adjoigne des capacités de stockage importantes pour répondre à la demande lors des « pics de consommation. » Cela coûterait, selon les estimations de RTE, 200 milliards d’euros supplémentaires. Les rapports récemment publiés par l’Académie des sciences et la Cour des comptes abondent en ce sens. « Personne ne prend la mesure de la gravité de la situation. Si l’on ne fait rien, d’ici 2035, la part du nucléaire dans le mix électrique ne sera pas réduite à 50%, mais à 0% ! La France a rasé les murs pendant plus de vingt ans et elle s’apprête à foncer dedans », prévient Marc Fontecave, professeur au Collège de France et président du comité de prospective énergie de l’Académie des sciences.
La France a longtemps pu compter sur son parc historique. En mars 1974, au lendemain du premier choc pétrolier, Pierre Messmer, Premier ministre de George Pompidou, avait confié au Commissariat de l’énergie atomique (CEA) le soin de piloter un ambitieux programme de construction de centrales nucléaires. Il s’agissait de se passer d’importations d’hydrocarbures pour la production nationale de l’électricité, à partir des centrales réparties dans le pays. Mais ce pari, réussi à cette époque, est-il réalisable aujourd’hui ? « Nous ne sommes absolument plus capables d’assurer un tel rythme de production, répond Lionel Taccoen, qui fut le collaborateur du directeur du programme du CEA dans les années 1970. Un certain nombre d’entreprises ont perdu leur compétence et les commissions qui chapeautaient ces programmes ont été dissoutes. »
Projets de surgénérateur
La France n’a pas construit de réacteur depuis 25 ans – le dernier étant celui de la centrale de Civaux, dans la Vienne. Dès 2011, un article du site Nuclear engineering international, qui fait référence, expliquait que la France avait perdu la main, dépassée par les Chinois, les Américains et les Sud-Coréens. L’abandon des projets de surgénérateur dans les années 1990 – Rapsodie, Phénix puis Superphénix – marque un tournant. « Nous développions alors des prototypes de réacteurs à neutrons rapides (ENR). C’était à l’époque révolutionnaire, se souvient Bernard Accoyer, président de Patrimoine Nucléaire et Climat (PNC)et ancien président de l’Assemblée nationale. Le principe de la surgénération devait permettre au système de produire davantage de plutonium qu’il n’en consomme. » Mais les Verts sont passés par là. En 1997, Lionel Jospin sacrifie le projet Superphénix – considéré comme le véritable fleuron de la recherche française – sur l’autel de la participation des Verts à la « majorité plurielle » de son gouvernement.
« Il est regrettable de constater que des préjugés idéologiques l’emportent sur les intérêts du pays et sur les calculs de la raison », avait écrit, dans un courrier à l’intention du Premier ministre, Alain Peyrefitte. Lionel Jospin ne reviendra pas sur sa décision. Et en août 2019, sous l’autorité d’Emmanuel Macron, le CEA décide d’abandonner le projet Astrid, qui aurait permis de réduire les déchets en réactivant le plutonium. « Notre président de la République a jugé bon de jeter aux orties le projet de recherche le plus abouti de ces soixante dernières années », persifle Stéphane Piednoir, sénateur Les Républicains (LR) de Maine-et-Loire et membre de l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Une autre piste de recherche est à l’étude : les réacteurs pilotés par l’accélération de particules. Ils permettraient de transformer les éléments radioactifs en éléments de plus courte durée ou moins actifs.
Opacité
Indépendamment de ces erreurs stratégiques et des pressions de l’opposition, les acteurs de la filière nucléaire doivent surmonter un certain nombre de problèmes majeurs. Ils doivent en premier lieu restaurer un lien de confiance avec les Français et renouer avec la « culture de la sûreté ». Sous pression financière, EDF ne respecte pas systématiquement les procédures de sécurité et augmente la charge de travail des personnels internes et intérimaires. Le récent témoignage d’un cadre de la direction de la centrale de Tricastin l’a notoirement illustré. Il dit avoir subi du harcèlement ces dernières années, notamment en raison de son refus de « couvrir » certaines tentatives de dissimulation. Depuis 2002, EDF exerce des pressions pour amener l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) à retravailler ses analyses. Or, le maintien d’importantes capacités nucléaires exige une transparence totale.
EDF devra de surcroît prouver l’efficacité de sa politique de stockage des déchets radioactifs. Les piscines de La Hague, où sont actuellement entreposés combustibles usés, seront saturées en 2030. Fin 2019, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs stockait 1,67 million de mètres cubes de déchets radioactifs. Si « seulement » 3% de ces déchets concentrent plus de 99% de la radioactivité, il faut bien évidemment disposer des capacités de stockage suffisantes pour pouvoir les traiter. « Le lancement d’une concertation publique, (ouverte depuis le lundi 22 novembre, NDLR) sur un projet de piscine va dans le bon sens mais il faut encore accentuer l’effort », souligne Bernard Accoyer.
Scénarios negaWatt
Sait-on démanteler les installations du parc existant ? Le projet de Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) – situé à Bure, dans la Meuse, il doit permettre d’enfouir les déchets sous 500 mètres d’argile – attend sa reconnaissance d’utilité publique, qui pourrait être déclarée dans les prochaines semaines. A l’échelle mondiale, aucun site de stockage définitif de ces déchets de haute intensité n’a encore été mis en service à l’exception d’une installation pilote aux Etats-Unis pour des déchets issus du programme militaire. Il est par ailleurs encore plus difficile de démanteler les centrales construites avant le plan Messmer. « Neuf centrales qui fonctionnaient au graphite-gaz ont toutes été construites selon un modèle très différent des réacteurs à eau pressurisée », explique Ludovid Dupin, directeur de l’information à la Societé française de l’énergie nucléaire (SFEN).
« Nous devons impérativement surmonter ces problèmes… On n’a ni les chutes d’eau de la Norvège ni le soleil d’Arabie saoudite », résume le sénateur Stéphane Piednoir. Un scénario 100% renouvelable est envisagé par RTE mais il serait bien plus coûteux que tous les scénarios « nucléarisés ». Surtout, il faudrait multiplier « par cinq ou six » le rythme d’installation des éoliennes et des panneaux photovolotaïques. Un réacteur de type REP de 1 gigawatt (ceux qui composent le parc français) produit 7,44 TWh d’électricité par an. Compte tenu de leurs rendements et facteurs de charge, il faut pour le remplacer 2 000 éoliennes terrestres de 2 mégawatts électriques (MWe), entre 230 et 350 éoliennes de 8 MWe installées en mer, ou 14 millions de panneaux solaires « qui occuperont 15 500 hectares, soit la surface de la ville de Paris ».
Si ces comparaisons entre sources d’électricité décarbonée restent théoriques, reconnaissent les auteurs du rapport de RTE, « elles illustrent la disproportion qui existe entre énergie nucléaire (pilotable) et énergies renouvelables (intermittentes) et la difficulté de remplacer un réacteur nucléaire par des fermes d’éoliennes ». L’association négaWatt, qui milite pour « un recours plus affirmé aux énergies renouvelables », avance qu’un scénario 100% renouvelables est envisageable. S’appuyant sur les scénarios de l’association, le candidat écologiste Yannick Jadot dit vouloir sortir « de manière responsable » du nucléaire avec une phase de transition de 15 ou 20 ans. Le candidat de La France insoumise (LFI) a quant à lui révisé ses ambitions, défendant un horizon « 100% renouvelables » non plus en 2030 mais en 2045.
Au fond, cette question revient à l’ensemble des Français. Qu’entendent-ils faire de l’héritage que leur léguèrent Georges Pompidou et Pierre Messmer ? Quelle source d’énergie privilégier ? Le 19 octobre, une quinzaine de députés ont déposé une proposition de loi visant à renforcer les pouvoirs du Parlement sur la stratégie nucléaire et à consulter les citoyens lors du choix des sites retenus pour implanter de nouveaux réacteurs. Il absolument indispensable que chacun puisse se prononcer de façon éclairée sur des choix qui engagent l’avenir de toute une nation.
Étudiant en troisième année, je suis particulièrement intéressé par les sujets : politique, géopolitique et économie.