Témoin de vifs conflits à l’Est de l’Europe, la France pourrait prochainement se retrouver au premier plan d’une guerre d’envergure, elle qui n’a connu aucune attaque de puissance étrangère sur son sol depuis 1945.
A l’aube du 22 novembre, l’information fait irruption sur les écrans des agences de presse : le gouvernement ukrainien, après avoir un temps démenti une recrudescence de la pression russe à ses frontières, réclame désormais des armes supplémentaires à ses alliés. Un acheminement de matériel militaire à la frontière ferait craindre un renforcement des troupes de Vladimir Poutine, éventuel prélude à une invasion.
L’Europe vit depuis 1945 abritée sous le parapluie militaire de l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord), au sein duquel le leadership de l’armée américaine est incontestable. Sauf que la menace des démocraties occidentales ne se situe plus dans l’ex URSS, mais en Chine, dans le Pacifique, qui rappelle aux américains les années 1940, de Pearl Harbour à Hiroshima.
Épine dorsale de la défense européenne à l’époque de la création de l’OTAN en 1949, les États-Unis ont, avec le temps, revu leurs priorités, délaissant peu à peu l’alliance transatlantique pour se focaliser sur leur affirmation dans le Pacifique. Il devient alors primordial pour la défense française, voire européenne, de faire face au désengagement progressif des États-Unis depuis les politiques de Barack Obama à Joe Biden. Définissant la montée en puissance de la Chine comme le « grand défi de demain », les États-Unis ne font plus de la Russie leur intérêt premier, préférant se concentrer sur la surveillance de la Chine.
Une véritable réorientation stratégique pour préparer d’éventuels conflits entre les deux puissances. La crise diplomatique occasionnée par l’affaire des sous-marins australiens il y a deux mois démontre que les Américains construisent une nouvelle alliance dans le Pacifique avec le Royaume-Uni, et l’Australie : l’AUKUS. L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord n’étant pas celle du Pacifique sud, les alliances évoluent logiquement. En septembre dernier, la ministre française des Armées, Florence Parly, jugeait inexistant le dialogue politique au sein de l’OTAN, assurant tout de même que Paris comptait y rester. « La raison d’être de l’OTAN n’est pas la confrontation avec la Chine, c’est la sécurité transatlantique. La révision du concept stratégique de l’Alliance, prévue lors d’un prochain sommet à Madrid, nous permettra de clarifier et de la faire en cohérence avec la boussole stratégique européenne pour renforcer l’Europe de la Défense », a affirmé Florence Parly.
Depuis la création de l’OTAN, l’armée française n’a été confrontée à aucun conflit majeur, ni été frappée sur son territoire par une puissance étrangère. Le pays a seulement subi des attentats terroristes, devenus il y a quelques années le combat essentiel des Occidentaux. Dans ce combat anti-djihadistes, les forces françaises sont engagées à l’étranger avec l’opération Barkhane, toujours en cours dans la région du Sahel.
Plusieurs points de tension en Europe de l’Est
Mais l’Europe de l’Est, confrontée à de vives tensions avec la Russie, redevient progressivement un terrain prioritaire pour les armées françaises. Le déploiement préventif de l’OTAN amène par exemple les forces françaises à assurer une permanence dans les pays baltes. Depuis quatre ans maintenant, près de 300 soldats sont présents en Estonie – frontalière de la Russie – pour accompagner des forces anglaises et protéger l’intégrité du pays. « Des chars Leclerc et véhicules blindés de combats d’infanterie viennent également renforcer la présence française pour pouvoir faire face à un type de menace spécifique : celle d’une offensive aéroterrestre russe », explique Philippe Chapleau, journaliste spécialisé sur les questions de défense.
En Bosnie-Herzégovine, 26 ans après les accords de Dayton, l’annonce d’une reconstitution de l’armée serbe – soutenue par la Russie – ainsi que la création d’organismes autonomes en matière de justice et fiscalité rappelle le précédent historique de sécessions et des guerres civiles en Bosnie et au Kosovo. Si l’on y ajoute la crise migratoire aux frontières entre la Biélorussie et la Pologne, l’Union Européenne fait face à une pression russe, prenant la forme d’une guerre hybride.
La menace concerne également l’Ukraine. Un renforcement des troupes russes à l’Est du pays a récemment été signalé par les États-Unis, puis par Kiev, faisant craindre une opération militaire d’ampleur. L’UE et la France ont notamment demandé à Moscou de garantir une transparence sur leurs intentions et d’éviter de commettre une « grave erreur ». Pour l’heure, le gouvernement ukrainien négocie auprès de ses partenaires américains et européens la livraison d’armes défensives supplémentaires. La Russie joue jusqu’ici la carte de la déstabilisation à l’échelle locale, mais aussi européenne, et cela malgré les tentatives de dialogue entre Vladimir Poutine et Emmanuel Macron sur les questions d’intégrité et de diplomatie. « Je ne pense pas qu’un scénario comme celui du Haut-Karabakh (l’affrontement entre Arméniens et Azéris avec la victoire des premiers dans le Caucase, NDLR) puisse arriver sur notre sol, mais la France risque bien d’y être confrontée dans un pays allié, suppose Philippe Chapleau. L’armée française est assurément en train de se préparer à ce type de conflit qu’on envisageait pendant la guerre froide. »
Les forces françaises prêtes à un nouveau conflit d’envergure ?
En cas de conflit de haute intensité lancé par les forces russes sur le territoire d’un pays membre de l’UE ou de l’OTAN, la France, puissance fondatrice de l’Alliance atlantique, disposant de l’arme nucléaire et d’une défense militaire motrice en Europe, sera forcément contrainte de jouer un rôle majeur. Pour le général de corps d’armées Michel Yakovleff, l’Armée dispose malgré tout d’une expérience suffisante. « Nous sommes à l’aise dans un contexte d’opération, soit en tant que nation cadre, soit comme contributeur. Les compétences logistiques ou techniques des chaînes de commandement des armées françaises sont inégalables et nous avons une vraie pratique des opérations multinationales quel que soit le format »,explique le Général. Patrick Chevallereau, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), confirme la position confortable de la France dans un contexte de « stratégies hybrides que connaissent particulièrement bien les armées françaises depuis 2014 ».
Les projections qu’évoque Philippe Chapleau en cas de conflit de haute intensité font état d’un engagement massif de tous les moyens militaires disponibles pour forcer politiquement et militairement le camp adverse à se soumettre, qui amènerait alors à un affrontement à la fois extrêmement rapide et violent. En ce sens, le Général Yakovleff reste réaliste sur les faiblesses de la défense française : « Il y a un problème de profondeur : nous avons toutes les compétences mais actuellement pas de réserves suffisantes. Le stock de munitions ne nous permet pas de mener des opérations prolongées assez longtemps pour que la base industrielle puisse se relancer en cas de régime de guerre », déplore-t-il, ajoutant que « le problème est avant tout lié au budget de la base industrielle et technologique de défense. » Le budget des Armées reste en hausse de 1,7 milliard d’euros, avec une nouvelle enveloppe allouée à la défense en 2022 qui devrait atteindre près de 41 milliards d’euros, prévu par la Loi de programmation militaire.
Le besoin de reformer les armées
Dans un futur proche, la confrontation militaire de grandes puissances mondiales ne peut être appréhendée de la même manière qu’il y a 30 ans au vu des technologies qui ont révolutionné les dernières décennies. « Dans des projections futures, on imagine des guerres avec davantage de robots et le changement se constate d’ailleurs déjà aujourd’hui. Cependant, derrières des machines complexes, il faut des hommes toujours plus formés pour gérer les systèmes et avec des capacités de jugements plus fines. Il est donc primordial de continuer à investir dans l’humain »,constate Patrick Chevallereau, spécialiste de l’OTAN et de l’Europe de la Défense.
Aujourd’hui, la question de la masse des armées se pose dans un contexte d’incertitudes sur les relations diplomatiques de la France, ayant récemment amené à l’hypothèse d’un retour du service militaire obligatoire, plutôt soutenue par l’opinion publique. Un sondage par BVA révélait en 2019 que deux français sur trois se disaient favorables au rétablissement de la conscription (56% pour les moins de 30 ans). Mais les besoins actuels de l’armée ne sont pas réellement en adéquation avec ce mode de recrutement. « Le service militaire dans l’urgence n’est pas la solution car il faudrait déjà pouvoir mettre les moyens pour pouvoir équiper et former tout le monde. Il vaut mieux compter sur des moyens professionnels comme les réservistes mais certainement pas de jeunes soldats qui ne seraient pas complètement préparés à ce genre de conflit et qui couteraient finalement très cher »,explique Philippe Chapleau.
Un retour à la conscription, même actualisée, pourrait également créer polémique à propos des critères de sélection.« Je pense qu’il y aurait un souci d’égalité car on ne pourrait pas intégrer toutes les classes d’âge, il n’y aurait qu’une partie de la jeunesse. Se pose aussi le problème du rapport à la guerre, au risque et au don de soi chez les jeunes aujourd’hui »,précise Patrick Chevallereau, qui relativise tout de même l’attractivité toujours évidente de l’armée. L’exemple des quelque 77 000 réservistes opérationnels en France le montre. Formés principalement pour des missions de lutte anti-terroriste et de sécurité intérieure (plans Vigipirate et Sentinelle), ces milliers de citoyens volontaires sont également de plus en plus formés aux conflits de haute intensité. « On nous prépare à un scénario assez catastrophique dans les prochaines années au vu de ce qu’il se passe dans l’est de l’Europe. En tant que réservistes, on participe à davantage de simulations de conflits pour se connecter aux outils de défense », évoque Eloi, réserviste de 20 ans qui devrait faire partie des 10 000 soldats sollicités pour l’Opération Orion. Cet exercice militaire, qui mettra à contribution les trois branches de l’armée (Armée de terre, de l’air et de la Marine nationale) en 2023 en Champagne-Ardenne, vise à analyser les capacités de défense en cas de guerre d’envergure et à préparer au mieux les troupes françaises. Des forces alliées, comme la Belgique, le Royaume-Uni et les États-Unis devraient être conviés à cette préparation stratégique.
Michel Yakovleff souligne le caractère nécessaire de ce type de formation, redoutant que la France soit confrontée à un « combat en zone urbaine » auquel les armées occidentales ne seraient pas préparées. « Pour ce type de combat spécifique, ce ne sont pas les drones et missiles qui régleront le problème, prévient le militaire. Nous avons des faiblesses qui sont congénitales au style occidental de guerre. En France cependant, nous avons une légère avance grâce à notre centre de combat en zone urbaine ouvert en 2006 à Sissone dans l’Aisne. »
Dès le 1erjanvier 2022, la France prendra la présidence tournante du Conseil des ministres de l’Union Européenne. Bientôt à la tête de l’organisation des travaux européens pour six mois, Emmanuel Macron compte bien faire avancer l’Europe de la Défense, dont il a fait une priorité de son quinquennat. La question d’une armée commune suscite cependant des réticences chez certains membres de l’UE, notamment l’Allemagne ou les pays de l’Est, qui se raccrochent encore et toujours à la protection historique garantie par les États-Unis. Mais à l’évidence, cette époque est révolue et la perspective d’une guerre éventuelle aux frontières de la France pourrait, en cas de nouvelles pressions russes, devenir un des thèmes de débat de la prochaine élection présidentielle.