Après les révélations des horreurs commises par les militaires américains au sein de la prison d’Abou Ghraib en Irak en 2003, le monde entier a découvert le penchant tortionnaire des Etats-Unis, ancré dans l’histoire du pays depuis de nombreuses années. Influencés par les pratiques nazies lors de la Seconde Guerre mondiale, voire même françaises lors de la guerre d’Algérie, les Etats-Unis ont codifié la torture pour en faire un outil de renseignement et par-dessus tout, de domination.
Nous sommes le 28 avril 2003 et comme chaque mardi aux Etats-Unis, l’émission “60 minutes II” produite par CBS News diffuse l’un de ses fameux reportages. D’habitude, au fil des enquêtes d’une douzaine de minutes, la plupart des téléspectateurs ont les yeux rivés sur leurs écrans. Cependant, ce soir-là, il est difficile de maintenir le regard sur le poste de télévision tant l’horreur de ce qui s’en dégage est insoutenable.
Photos choc à l’appui, les spectateurs américains découvrent pour la première fois, les véritables conditions des détenus irakiens, soupçonnés de terrorisme, dans la prison d’Abou Ghraib. Le message est clair et aucun doute ne subsiste : l’armée américaine se livre à la torture en toute impunité.
Il ne s’agit pourtant pas des premières alertes lancées par la presse et les associations des droits de l’homme. Il ne s’agissait pas non plus du premier site américain, où l’armée s’adonnait à ce genre d’exactions. Depuis le 11 septembre 2001, Amnesty International estime que 90 prisons, autrement appelés « black sites » auraient été déployés hors du territoire américain dont 20 en Irak et 20 en Afghanistan, dans près de 28 pays. 17 navires, utilisés comme prisons flottantes, auraient également été utilisés afin de retenir des présumés terroristes.
Les attentats du World Trade Centre marquent un tournant décisif dans l’histoire du pays. Peu après les évènements, George W. Bush et son vice-président Dick Cheney, prennent une position claire sur la traque du terrorisme et sur le lancement d’une guerre en Afghanistan, puis en Irak, où siégerait Al Qaida, et où des armes de destruction massives auraient été localisées, une allégation de tout temps réfutée par la communauté internationale.
La mise en pratique de la Doctrine Bush
A l’époque, le tandem Bush-Cheney met en place une stratégie pour la politique étrangère américaine dénommée la Doctrine Bush, visant au maintien de la suprématie militaire américaine dans le monde, notamment par l’utilisation de la guerre préventive afin d’endiguer la propagation d’armes de destruction massive, et de faire respecter les droits de l’Homme. Par l’utilisation de la théorie de l’exécutif unitaire, prônée par Dick Cheney, l’administration Bush a trouvé le moyen de se détacher du Congrès pour la prise de ces décisions.
L’exécutif unitaire amène l’idée d’une nouvelle approche de la Constitution américaine, notamment de l’Article 2, qui stipule que « Le pouvoir exécutif sera confié à un président des Etats-Unis d’Amérique. » Cependant, les partisans de cette théorie estiment que cette clause est unilatérale. En somme, elle ne concerne le contrôle du pouvoir exécutif que par une personne unique, à savoir le président. Comme le stipule également l’article 2, le président « veillera à ce que les lois soient fidèlement appliquées. » En ce sens, les partisans de cette théorie estiment que seul le président a le pouvoir et le droit de veiller à la bonne exécution des lois.
Toujours selon la théorie de l’exécutif unitaire, le président des Etats-Unis doit posséder les pleins pouvoirs sur la branche exécutive, en exerçant un contrôle permanent sur tous ses fonctionnaires. La séparation entre un pouvoir exécutif administratif et un pouvoir exécutif présidentiel n’est donc plus possible. George W. Bush, sous l’égide de Dick Cheney, a donc profité de la situation pour mettre en pratique cette théorie, sans qu’aucune opposition ne soit envisageable, sous peine d’être accusé d’apologie du terrorisme. Emerge alors le célèbre mantra si souvent martelé par George W. Bush : “Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes pour les terroristes.” Dès lors, tous les moyens sont bons pour la Maison Blanche qui veut arrêter les responsables des attentats et les faire payer.
Pour ce faire, le gouvernement tente de contourner le statut du Code de la Guerre américain, adopté en 1996. Ils assimilent ainsi le statut des terroristes à celui de « combattant illégal » puisque, à l’inverse du statut défini par le Code de la Guerre, ces terroristes ne se positionneraient pas comme des ennemis clairement définis car ils ne porteraient pas d’armes visibles ou d’insignes sur un champ de bataille. Pour le gouvernement, il s’agit d’une première étape pour tenter de minimiser les poursuites judiciaires en cas de violations des droits de l’homme. Peu importe si le pays agit à l’encontre des Conventions de Genève ou du traité des Nations Unies contre les traitements humains dégradants. La CIA compte bien se faire justice elle-même, loin des tribunaux de guerre et des respects des droits de l’homme.
Comme le précise Michel Terestchenko, philosophe et auteur de l’essai Du bon Usage de la Torture : « La protection des êtres humains contre les actes de torture est un droit indérogeable, qui pour le coup est un droit de l’homme, absolu et sans exception. Finalement, le plus inquiétant n’est pas que les états se livrent à ces pratiques, mais plutôt qu’elles aient fait l’objet de justification, même morales, qui accroissent l’acceptation des citoyens. »
Les échos des conditions de détention des détenus soupçonnés de terrorisme mettent d’abord en lumière des interrogatoires sans avocats, contraires au droit américain. Les accusations de torture suivront ensuite. Dans ce contexte, bien que la torture ait été réemployée massivement après le 11 septembre 2001, elle s’inscrit dans l’histoire du pays de manière bien plus profonde.
La torture propre, une arme symptomatique de la Guerre Froide
Dès les années 1950, la CIA se lance dans la recherche afin de mettre au point ces techniques d’interrogatoire renforcées. Le documentaire Torture propre, une Invention Américaine, réalisé par Auberi Edler, retrace les débuts de la fascination américaine dans la recherche de la torture psychologique. Selon John D. Marks, agent du renseignement américain de 1966 à 1970, les procès spectacles en Europe de l’Est, notamment en Hongrie et en Pologne provoquaient de fortes inquiétudes en Occident, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale.
Les accusés semblaient, en effet, avouer des actes qu’ils n’avaient pas commis. L’un des exemples les plus significatifs est celui du procès du cardinal Mindszenty. Après la Seconde Guerre Mondiale, ce dernier était célèbre pour avoir farouchement résisté à l’occupation nazie. Après sa prise de fonction de cardinal, l’URSS l’arrêta et l’incarcéra, l’accusant d’être un “aristocrate”, ne se conformant pas suffisamment au parti communiste au pouvoir.
Lors de son procès en 1949 à Budapest, le cardinal concède ainsi publiquement toutes les charges qui lui étaient reprochées. Etant donné sa solide réputation de résistant, l’occident est terrifié par les résultats visiblement menés par les techniques de torture soviétiques. Mais cette peur finit par se transformer en fascination.
En conséquence, le gouvernement américain forme des partenariats avec les plus prestigieuses universités du pays afin d’utiliser la psychologie pour rendre la torture d’autant plus violente et « efficace ». Ces alliances signent le début de la torture « propre ». Une torture qui ne laisse pas de marques corporelles mais dont les conséquences psychologique et neurologiques sont tout aussi dévastatrices : électrochocs, simulations de noyade (utilisées par les Etats-Unis depuis la guerre américano-philippine), privations sensorielles obligeant les sujets à rester allongés, immobiles, sans vue et ouïe, ni odeurs, ni interactions sociales. Les conséquences psychologiques entraînent une souffrance violente et un ennui insupportable. Certains cobayes, confrontés à ce type de torture des années 1950 aux années 1970, gardent les séquelles avec d’importantes pertes de mémoire et un syndrome post-traumatique.
Cependant, les recherches vont bien au-delà de la torture “propre”. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, de hauts dignitaires nazis, accoutumés à la pratique de la torture, s’exilent pour échapper à leurs procès. L’officier de police SS, Klaus Barbie fuit alors et change d’identité. A partir de 1947, il intègre le réseau Peterson, financé par le Counter Intelligence Corps (CIC) de l’armée américaine. Bien que le CIC finisse par découvrir la véritable identité de Klaus Barbie, ils refusent l’extradition de l’ancien nazi vers la France, avançant notamment que son expérience dans la lutte contre la résistance communiste leur était bénéfique. Condamné à la peine capitale par contumace et accusé de vol par la police allemande, Klaus Barbie sera finalement extradé vers l’Argentine, en 1951, avec l’aide de la CIA. En 1964, il s’installera finalement en Bolivie et servira l’armée bolivienne en 1964 par le biais de conseils sur la torture des opposants. Il sert parallèlement la CIA, jusqu’en 1967.
Paul Aussaresses, vétéran de la guerre d’Algérie, a également été un personnage clé en matière de renseignements et d’usage de la torture. L’ancien général de l’armée française a notamment enseigné à Fort Bragg et à Fort Benning, deux bases des forces spéciales américaines. Au programme : entraînement à la guerre contre-insurrectionnelle, guerre psychologique et par extension, à l’usage de la torture en s’inspirant des techniques de la bataille d’Alger telles que les arrestations massives, le renseignement et la torture. Il laissera derrière lui un rapport intitulé “L’armée américaine face à la guérilla.”
Armés de connaissances de toutes les formes que peut endosser la torture dans le cadre du renseignement par la violence ou de la contre-révolution pure et simple, la CIA se contente simplement de réinvestir son passé, au lendemain des attentats du World Trade Center.
« Très clairement, il y a un avant et un après 11 septembrE »
Yves Prigent
En 1984, dix ans après son entrée en vigueur, les Etats-Unis se décident enfin à ratifier la Convention contre la Torture et autres Peines ou Traitements cruels, Inhumains ou Dégradants, de l’Organisation des Nations Unies. Cette signature intervient lors de la première année de mandat de Bill Clinton, ses prédécesseurs George H. W. Bush (père) et Ronald Reagan, avaient reçu une large pression de la part de l’opinion publique pour le faire.
Néanmoins, depuis la fin de la Guerre du Vietnam et de la signature de la Convention, les services secrets américains se réinventent pour la première fois depuis longtemps, notamment avec l’ouverture du camp de Guantanamo.
“Très clairement, il y a un avant et un après 11 septembre”, affirme Yves Prigent, responsable du programme de responsabilité des Etats et entreprises pour la branche française d’Amnesty International. “Les techniques utilisées à Abu Ghraib ont été testées et « modélisées » à Guantanamo dès 2002. Ces techniques ont été mises en œuvre par les « tiger teams », formées par le General Miller, qui était en charge du camp de détention de Guantanamo avant d’être transféré en Irak (avec notamment pour charge la supervision des centres de détention).”
Des interrogatoires so far away from L.A.
Afin de garder une façade diplomatique propre, Georges W. Bush, qui a parfaitement connaissance des exactions de la CIA, fait tout pour dissimuler cette réalité et contourner les traités nationaux. Pour ce faire, il commence par nier le respect des droits humains dans le cas des terroristes : “Après le 11 septembre, l’administration Bush a eu recours à des juristes pour développer un argumentaire juridique qui mettrait les tortionnaires à l’abri d’éventuelles poursuites judiciaires, explique le philosophe, Michel Terestchenko. Ils expliquent par exemple que les combattants d’Al Qaida ne sont pas couverts par les conventions de Genève, les protocoles additionnels, car ce ne sont pas des combattants régimentés par des armées, mais des combattants illégaux. Des dizaines de mémos et des milliers de pages ont été rédigées par des juristes pour mettre les tortionnaires à l’abri de poursuites. En réalité, il n’y a pas eu de poursuites judiciaires, sauf pour quelques lampistes, et uniquement dans le cas d’Abu Ghraib.”
Par ailleurs, le terme « techniques d’interrogatoire renforcées » est employé pour définir des tortures (telles que de graves violences physiques, des viols, des privations de sommeil, des atteintes à la dignité et à la propreté, des humiliations, des séances de waterboarding, etc.) Cette terminologie, remplaçant le mot “torture”, permet non seulement de brouiller les pistes juridiques de cette pratique en sous-entendant l’idée d’un interrogatoire “légèrement virulent” mais légal, mais aussi d’euphémiser son aspect immoral, justifié par le besoin crucial d’informations et la haine pour le terrorisme.
“C’est surtout céder à la facilité, d’autant plus que les services de renseignement savent que la torture reste le moyen le moins efficace d’obtenir des informations pour une raison toute simple : afin d’arrêter la torture, les individus sont prêts et disposés à dire quasiment n’importe quoi”, avance Michel Terestchenko.
Les prisons secrètes étrangères : enjeu clé du contournement juridique
La seconde parade du gouvernement Bush consiste à torturer hors du sol américain. Dans certains cas, la torture de prisonniers par des personnels d’un autre pays permettent également de réduire les risques de poursuites judiciaires.
Pour ce faire, la CIA déploie de nombreux black sites hors du territoire américain. La mise en place des prisons secrètes de la CIA prend une ampleur inédite : « Un certain nombre de politiques de lutte anti-terroriste étaient déjà à l’œuvre, notamment la pratique des « restitutions » : arrestations illégales de personnes susceptibles d’atteindre les intérêts des Etats-Unis partout dans le monde puis transfert vers des sites secrets de détention voire remise des personnes détenues à des Etats tiers, pour, en quelque sorte, sous-traiter la pratique de la torture, explique Yves Prigent. Ces « restitutions » avaient été mises en place sous l’administration Clinton mais l’ampleur n’avait aucune commune mesure avec ce qui a été fait sous l’administration Bush post-11 septembre.”
Alors que des pays se sont distingués en tant que territoires d’accueil des black sites et des sites secrets de la CIA, d’autres pays tels que la Jordanie, la Syrie et l’Egypte se sont associés aux Etats-Unis et ont détenu des suspects en leur nom. Dans le cas de ces trois pays, cela a été au point de commettre ces exactions eux-mêmes puisque les régimes de l’époque avaient l’habitude de recourir à la torture de manière quasi-systématique.
Dans ce cadre, la responsabilité de plusieurs états européens a ainsi été mise en cause, ce que rappelle Yves Prigent : “au milieu des années 2000, lorsque le scandale des sites noirs et des vols secrets de la CIA a éclaté, Amnesty International a pointé les responsabilités d’un certain nombre d’Etats européens (manque de contrôle sur ces vols, tolérance sur l’implantation de sites noirs) et a interpellé le Conseil de l’Europe pour que des enquêtes soient menées, ce qui a été le cas.” La Pologne, la Roumanie et la Lituanie ont ainsi été condamnées par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, en 2015 pour le premier et en 2018 pour les deux derniers.
Ébranlée, l’opinion publique piégée dans une logique de haine
Toutes ces exactions ont également été facilitées par le traumatisme des attentats du World Trade Center. L’opinion publique est terriblement choquée face à cette menace qui pour la première fois, n’est pas clairement représentée par une puissance étrangère en tant que telle. La torture, bien que longtemps dissimulée par le pouvoir, n’est pas forcément mal perçue par les américains. Ainsi, 56% des américains estiment que la torture sur les terroristes serait nécessaire pour l’obtention d’informations capitales permettant de déjouer un attentat.
“En réalité, la légitimation de la torture s’est faite dans un cadre bien particulier, celui de la bombe à retardement”, explique Michel Terestchenko. Cette théorie, a été popularisée par la série télé 24h Chrono dont le contenu visait à prouver que, lorsque l’on arrête un terroriste menaçant de faire exploser une bombe d’ici quelques heures, seule la torture permettait d’empêcher ce potentiel attentat s’il refuse de parler selon les méthodes légales d’interrogation. “C’est dans ce cadre-là que les débats sur la torture ont été noués aux Etats-Unis. Il y a une assez grande acceptation de la part d’une partie de la population à l’égard de ces pratiques. C’est une sorte de fragilité à l’égard d’un interdit qui est absolu.” En vérité, cette théorie, popularisée bien au-delà des frontières américaines, puisqu’on la retrouve également dans la bouche des hauts dignitaires du Shin Beth, dans le documentaire de Dror Moreh “Les Sentinelles” est une vision fausse et fantasmée. Rien ne vient prouver que cet écueil ne soit concrètement justifiable et fonctionnel.
Le choc et le sentiment de vengeance d’une Amérique meurtrie est également la raison pour laquelle la question de la torture est si peu pointée du doigt au sein du territoire américain.
“Tout discours critique sur les politiques publiques menées par les états démocratiques dans le cadre de la lutte contre le terrorisme est une question publiquement et politiquement inaudible car c’est une vision manichéenne du « eux et nous », dans une logique de vengeance, où il n’était pas question d’avoir un esprit critique sur nos propres pratiques, car l’opinion publique y est totalement indifférente, expose Michel Terestchenko. C’est une situation d’impunité, justifiée par le terrorisme, avec une volonté d’éradiquer, pas simplement le terrorisme, mais les terroristes, par la torture ou les exécutions extra judiciaires. S’agissant de la torture, il ne peut y avoir de discussion possible, il n’y a pas d’exception.”
Certains lanceurs d’alertes ont pourtant tenté de dénoncer cette situation mais ces derniers ont souvent été écrasés par l’Etat et la machine de guerre qu’ils dénonçaient, réduisant au silence les voix internes discordantes. Jesselyn Radack, une avocate travaillant au ministère de la défense dans le sillon des attentats du 11 septembre, avait dévoilé les violations des conditions d’interrogatoire auprès de médias, qui avaient eu la maladresse de citer son nom. A la suite de cet événement, elle sera harcelée par sa hiérarchie, finira par perdre son travail, faire une fausse couche et tomber dans une profonde dépression.
Chelsea Manning, qui a notamment fait fuiter des images d’Abou Ghraib sur le site Wikileaks fut enfermée un mois dans des conditions inhumaines et dégradantes au sein d’une prison militaire de Camp Arifjan, au Koweït, sans aucune inculpation formelle. Plus tard, elle sera condamnée à 35 ans de prison pour huit chefs d’accusations. Au total, elle passera 7 ans en prison. En 2020, elle sera finalement graciée.
Condamner la torture, une entreprise compliquée
Après avoir longuement nié l’existence de prisons secrètes gérées par la CIA, George W. Bush les reconnaît finalement le 6 septembre 2006, à l’occasion d’un discours tenu à la Maison Blanche. Des révélations avaient déjà été faites à ce sujet dès 2002 par le Washington Post et par de nombreuses autres ONG de défense des droits de l’Homme depuis 2003. Cependant, aucune poursuite à l’encontre des hauts gradés de la CIA, du ministère de la Défense et de George W. Bush ne sera mis en route. Seuls quelques soldats, dont certains sont présents sur les photographies d’Abou Ghraib, seront condamnés. “De plus, lorsque Barack Obama est entré en fonction, la première chose qu’il a dite est qu’il ne poursuivrait pas les principaux responsables politiques de l’administration Bush. D’une certaine manière, il a couvert les plus hauts responsables”, souligne Michel Terestchenko.
Malgré tout, en 2009, Barack Obama fait cesser plusieurs pratiques de torture. Deux jours après son arrivée au pouvoir, il signe un décret visant à fermer la prison d’Abou Ghraib et le camp de Guantanamo. Dans le dernier cas présent, cela n’aboutira pas pour de nombreux vices de procédures, d’autant plus que le Sénat, majoritairement républicain, ne s’est pas mis d’accord pour signer un décret visant à fermer la prison.
En 2014, le Sénat américain a publié une enquête détaillée sur la pratique de la torture par la CIA à l’extérieur et à l’intérieur du territoire, mettant en lumière toute l’ampleur du scandale des prisons secrètes. Cette enquête mènera à des mises en examens et des procès menés par l’ACLU, en 2018, contre James Mitchell et Bruce Jessen, qui ont joué un rôle majeur dans la conception et la mise en œuvre des fameuses « techniques d’interrogatoire améliorées ».
“La pression publique et la mobilisation des ONG permet de freiner le développement de ce type de pratique, tout particulièrement dans les pays démocratiques, y compris aux USA, explique Yves Prigent. Cependant, il est tout aussi évident que dans des pays tels que la Syrie, le fait que ces cas soient rendus publics ne freine malheureusement pas les bourreaux. Mais le travail de documentation et d’information autour de telles pratiques est essentielle pour les victimes et leurs familles, car il permet d’étayer des plaintes et des recours en justice, même s’ils ne pourraient survenir que plusieurs années après les faits.”
Pratiques sempiternelles
Concrètement, cela suffit-il vraiment ? Malgré la fermeture de certains black sites, l’interdiction formelle de la torture et la position ferme d’Obama n’ont pas empêché certains détenus d’être violemment interrogés depuis 2009, en partie à bord des flottes américaines, navigant dans les eaux internationales. A titre d’exemple, avant d’être graciée puis de nouveau condamnée pour avoir refusé de témoigner au procès de Julian Assange, Chelsea Manning, arrêtée par les Etats-Unis et détenue en Irak pour avoir révélé des informations ‘secret défense’ en Irak (dont des photos d’Abou Ghraib), a été torturée en prison, privée de sommeil et contrainte de vivre dans une cellule minuscule, sans contact humain autre que celui de ses bourreaux.
Donald Trump s’est, quant à lui, déclaré favorable au rétablissement de certaines pratiques de torture : “Au Moyen-Orient, il y a des gens qui décapitent les chrétiens, on voit des choses jamais vues auparavant. Je suis pour le waterboarding [ndlr: la simulation de noyade] et même bien pire que ça”, avait-il déclaré en 2015 dans le cadre de sa campagne présidentielle. L’influence de James Mattis, ancien secrétaire général à la défense américaine (torturé au Vietnam), a permis de faire rétropédaler l’actuel président des Etats-Unis. James Mattis aurait en effet assuré à Donald Trump qu’il était possible d’obtenir de bien meilleurs résultats en termes de renseignements avec « un paquet de cigarettes et des bières ». Depuis, le président aurait toujours assuré qu’il s’en tiendrait au Code de la Guerre américain, qui bannit la torture.
Ainsi, si ces paroles n’ont pas concrètement abouti, elles remettaient le feu aux poudres d’un état d’esprit vengeur, partagé par de nombreux américains et alimenté par la communication étatique et cinématographique de l’époque…
Pour Auberi Edler, réalisatrice du documentaire La torture propre, une invention américaine, les tortures phares réalisées par la CIA n’ont plus lieu d’être. Néanmoins, les pratiques recensées dans les prisons secrètes ne constituent qu’une infime partie des tortures propres. “A ma connaissance, le waterboarding n’est plus utilisé mais l’isolement et ses dérivés, qui sont des privations sensorielles existent, déclare-t-elle. Elles sont encore utilisées sur le sol américain notamment dans cette prison de New York. L’avocat Joshua Dratel, qui est aussi l’avocat de Julian Assange, a un client qu’il n’a jamais vu. Cela fait des années qu’il l’assiste mais lorsqu’il le rencontre, ce n’est qu’à travers un tissu très épais et grillagé, totalement opaque. Il ne peut ni le voir, ni lui parler, ni le toucher. C’est le garde qui se charge de passer les messages dans un sens ou dans l’autre. Cet homme est donc privé de tout contact humain depuis des années, ce qui est une forme de torture. Donc oui, cela existe encore.”
La torture psychologique, encore méconnue du grand public, a pourtant des retombées excessivement néfastes et ne font toujours pas l’objet d’interdictions formelles, même au sein du territoire américain.
Etudiant en deuxième année d'école de journalisme, passionné par sa vocation, et par le sport, en particulier par le tennis. Entre analyses, enquêtes ou reportages, mon fil d’Ariane est d'exposer ce que l'on ne voit pas forcément au sein de notre société.