
Dans la continuité des « printemps arabes » de 2011-2012, sous la bannière du Hirak, des millions d’Algériens se révoltent pacifiquement depuis plus d’un an face à la mainmise de l’armée sur le pays. La crise sanitaire a mis à l’arrêt le mouvement, et profite au gouvernement.
À la veille de la pandémie, les rues d’Algérie s’élevaient sous l’immense exigence : « Le peuple veut la chute du régime. » En pleine période de « transition démocratique », les revendications n’ont pas évolué mais demeurent : « Je n’ai aucune illusion, je suis convaincu que pour qu’une transition démocratique soit possible, elle doit s’opérer indépendamment du pouvoir », affirme Ali Brahimi, 64 ans, cofondateur du collectif Manifeste pour une Algérie nouvelle et signataire du Pacte de l’alternative démocratique, un rassemblement de partis politiques, associations et membres de la société civile dans l’objectif de trouver une alternative pour le changement démocratique.
Après plus d’un an de révolte, « c’est toujours l’armée et les clans qui dirigent », s’indigne Ali Brahimi. En Algérie, le 22 février 2019, débute ce mouvement gigantesque nommé le Hirak. La candidature d’Abdelaziz Bouteflika, président d’Algérie de 1999 à 2019, pour un cinquième mandat présidentiel, est dans un premier temps rejetée. Pendant que ce mouvement grandit, en parallèle, ses revendications se développent. Désormais, tout le système en place depuis l’indépendance du pays en 1962 est décrié. Depuis cette date, le régime algérien se base sur un monopole idéologique : un président issu du « parti traditionnel », le Front de Libération National (FLN) et l’armée comme épine dorsale. « L’Etat s’est de plus en plus résumé à un seul homme, qui décide de tout ou presque, réduisant les ministres et les responsables des institutions de la République au rôle ingrat de figurants interchangeables », écrit Jean-Pierre Séréni dans son article « En Algérie, rien ne change… sauf la société », publié dans les colonnes du Monde Diplomatique.
Le mouvement connait sa première victoire le 2 avril 2019 lors de la démission du président, Abdelaziz Bouteflika. Paradoxalement, par l’intermédiaire de Ahmed Gaïd Salah, l’ancien chef d’État-Major au sein de l’Armée nationale populaire, décédé le 23 décembre 2019, l’armée reprend rapidement la main sur le pays. Ce même homme, qui avait soutenu le président déchu à briguer son cinquième mandat, le sacrifie sous la pression populaire. Obstiné, il tente à maintes reprises d’imposer à la population algérienne la tenue d’un scrutin présidentiel dans l’espoir de faire perdurer ce système « corrompu ». Un « franc succès », puisque le 12 décembre 2019, Abdelmadjid Tebboune est élu président de la République lors d’un scrutin hautement contesté… Seuls 39.93% des inscrits ont voté selon les chiffres annoncés à la télévision par le président de l’Autorité nationale indépendante des élections (ANIE), Mohamed Charfi. « Les élections du 12 décembre se sont faites sans le peuple », s’indigne Zoubida Assoul, présidente du parti Union pour le changement et le progrès (UCP) et avocate.
Le « Hirak » rejette massivement ces élections et réclame une période de transition pour permettre une refonte totale du système. « Yatnahaw ga’ » (« Qu’ils dégagent tous ») sonnent à chaque manifestation. « Les Algériens ont compris qu’aucun changement n’est envisageable avec les mêmes acteurs du système. Ces derniers, toujours en place, ne peuvent être les acteurs du changement, du renouveau, de l’espoir et de la nouvelle République », assure Djamal Limane, membre du Collectif des Algériens des Alpes-Maritimes et de « Free Algeria », groupe de coordination entre les différents collectifs de la diaspora algérienne d’Europe et d’Amérique.
Les manifestants estiment que le président récemment élu est simplement un pur produit du système « corrompu » dont ils demandent le départ. De nombreux citoyens considèrent que le pays est frappé par une corruption endémique. Selon eux, les « clans » de dirigeants placent leurs intérêts personnels au détriment de l’intérêt général des Algériens. À titre d’exemple, une cargaison de 700 kilogrammes de cocaïne a été saisie dans le port d’Oran en 2018. La marchandise a été trouvée à bord du Vega-Mercury, un porte-conteneurs commandé par l’importateur algérien de viande congelée, Kamel Chikhi. Ce scandale met en exergue les complicités au sein des appareils étatiques. Des personnalités politiques, des officiers supérieurs, des responsables de la police, et des magistrats ont été arrêtés ou poursuivis.
« Aujourd’hui, d’anciens responsables politiques ou officiers sont en prison pour des affaires de corruption, dilapidation de données publics mais aussi mauvaise gestion et abus de fonction. La faillite dans laquelle le pays est actuellement, le système la reconnait lui-même », s’indigne Zoubida Assoul.
« Cette mouture a été faite à huis clos »
Depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika, une purge historique a commencé. Pour « le gang des voleurs, l’heure des comptes est arrivée », annonçait le chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah. La justice ouvre alors une multitude d’enquêtes au sujet des hommes d’affaires ou politiques proches du président déchu. Près d’une cinquantaine d’entre eux, dont deux anciens Premiers ministres – Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal – ont été poursuivis. Abdelmalek Sellal avait été condamné à douze ans de prison ferme en première instance au mois de décembre.
Abdelmadjid Tebboune a d’ailleurs fait partie du gouvernement de l’ancien président à de nombreuses reprises : Premier ministre en 2017, ministre délégué aux Collectivités locales en 2000 – 2001, ministre de l’Habitat, de l’Urbanisme et de la Ville entre 2012 et 2017…
Lors de son accession au pouvoir, l’actuel président promet tout de même de tendre la main « à tout le monde » pour satisfaire les revendications du Hirak « dans le cadre d’un consensus national. » Première promesse : « Je voudrais un changement profond à travers une nouvelle Constitution conçue avec tous ceux qui sont concernés. J’appellerai, nos universités, nos professeurs de droit constitutionnel, les intellectuels et tous ceux qui le veulent à participer à l’enrichissement de notre nouvelle Constitution. La première version sera mise en discussion, à l’intérieur de l’Algérie, et à l’extérieur auprès des communautés algériennes. La Constitution sera ensuite soumise à un référendum populaire. Quand le peuple l’acceptera, nous entrerons réellement dans la nouvelle République », assura-t-il.
Une mouture de la Constitution a bien été remise le 7 mai aux partis politiques et aux acteurs de la société, mais ne fait pas l’unanimité en pleine période de crise sanitaire. L’opposition rejette le projet, qu’ils estiment discordant avec les premières annonces présidentielles. Les travaux ont été menés par un comité d’experts, excluant les membres de l’opposition, de la société civile et du Hirak. Le débat démocratique promis n’a vraisemblablement pas eu lieu.Catégorique, Djamal Limane s’interroge : « Pourquoi nommer des experts lorsqu’il suffit d’écouter les revendications des Algériens depuis le 22 février pour élaborer une Constitution digne d’une Algérie moderne ? » De son côté, Zoubida Assoul assure que « ce n’était vraiment pas le moment de présenter ce nouveau projet de constitution. La pandémie bloquait les Algériens chez eux qui ne pouvaient donc pas se réunir pour débattre. Cette mouture a été faite à huis clos. »
Sur le fond, « ils n’ont rien changé. Ils ont simplement modifié la forme. Elle maintient toujours une constitution totalitaire puisque le système ‘hyper-présidentiel’ tant décrié par le Hirak reste en place. Le président de la République possède une grande partie des pouvoirs », continue-t-elle.
En d’autres termes, Abdelmadjid Tebboune maintient en sa possession la quasi-totalité des pouvoirs accordés au président de la République. Selon l’article 91 de l’actuelle Constitution (créée en 1996 et amendée en 2002 – 2008 – 2016), le président de la République jouit des pouvoirs et prérogatives suivants : il est le Chef suprême des Forces Armées de la République – est responsable de la Défense Nationale – arrête et conduit la politique extérieure de la Nation – préside le Conseil des Ministres – nomme le Premier ministre – signe les décrets présidentiels – dispose du droit de grâce, du droit de remise ou de commutation de peine – conclut et ratifie les traités internationaux.
En parallèle, grâce à l’article 92, il détient le pouvoir de nommer : le premier Président de la Cour Suprême – le président du Conseil d’Etat – le secrétaire général du gouvernement – le gouverneur de la Banque d’Algérie – les magistrats – les responsables des organes de sécurité – les walis.
La concentration d’une majeure partie des pouvoirs se trouve donc aux mains d’un exécutif fort. L’absence de séparation des pouvoirs, trouve sa source dans les années 70. Face aux tensions grandissantes avec le Maroc à propos du Sahara occidental en 1976, le président algérien, Houari Boumédiène annonce l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Le peuple vote « oui » à 98.5% avec la participation de 91,6 % de la population. Sur la base de cette nouvelle Constitution, Houari Boumédiène décide de placer les pouvoirs entre les mains d’une présidence militarisée forte. Deux décennies plus tard, une nouvelle réforme constitutionnelle, celle de 1996, renforce à nouveau les pouvoirs du président de la République. Un système qui perdure malgré plusieurs révisions, dont celle présentée par Abdelmadjid Tebboune.
D’autant plus que les chambres, l’Assemblée Populaire Nationale et le Conseil de la Nation ne constituent pas « un réel contre-pouvoir », pour Ali Brahimi. Selon lui, ils sont composés de personnes « mises en place par le pouvoir, pour soutenir le pouvoir. » Actuellement, les partis au pouvoir détiennent une majorité absolue. Le FLN possède 159 sièges, tandis que son allié, le Rassemblement national démocratique (RND) s’offre 99 sièges sur les 462 au total. Pour l’opposition, il ne fait aucun doute, le Parlement actuel est issu de la fraude. Le taux de participation des élections législatives de 2017 a atteint seulement 37%, soit 67% d’abstention, de quoi illustrer une perte de confiance dans les élus. Une « légitimité trop fragile » titrait alors en une le quotidien El Watan. L’opinion est désormais convaincue que ces élus n’ont en aucun cas le pouvoir décisionnel, donc en mesure d’influer la politique du gouvernement.
Après moult révisions constitutionnelles, « les Algériens rejettent désormais qu’on leur propose une Constitution par le haut, c’est-à-dire une émanation du pouvoir en dehors de la volonté populaire », explique Zoubida Assoul.
Covid-19, source de répression
En parallèle, le projet remet au centre de la Constitution les libertés d’association, de réunion et de la presse. Au même moment, les arrestations et la censure médiatique sont à leur paroxysme. « Le pouvoir profite du confinement pour régler ses comptes. Il exploite les vidéos qui ont été prises pendant les manifestations, il tente de ficher un maximum de gens pour les intimider. D’autre part, par le biais d’une justice loin d’être indépendante, les procès s’enchaînent à l’encontre d’activistes, militants ou personnes politiques. Nous pouvons désormais être arrêtés pour une simple diffusion sur les réseaux en opposition au pouvoir », affirme Ali Brahimi.
El Manchar, unique journal satirique algérien a récemment subi les foudres de la censure. « Après cinq ans d’existence, nous sommes contraints de suspendre notre journal », annonçait la direction le 13 mai sur Facebook et Twitter. Plusieurs autres médias, pour la plupart favorables au Hirak, ont également dû suspendre leurs activités : Maghreb Émergent, Web Radio M, et le site d’information généraliste Interlignes.
Dans cette continuité, une loi est adoptée le 19 avril en pleine crise sanitaire au sein d’un hémicycle vide. Elle criminalise « la diffusion de fake news » pouvant porter « atteinte à l’ordre public et à la sûreté de l’État. » Les peines peuvent aller de 6 mois jusqu’à dix ans de prison. Des textes dénoncés par les militants qui voient sur le long terme une instrumentalisation de la loi pour légaliser la répression.
Ainsi, pour l’opposition, le gouvernement instrumentalise à sa guise la justice et musèle la liberté d’expression. Khaleb Drareni, journaliste pour Reporters sans frontières, fondateur du site d’information libre Casbah Tribune et correspondant de TV5 Monde, se retrouve en détention provisoire depuis de longues semaines après avoir été arrêté le 7 mars lors d’une manifestation. Il est inculpé pour « incitation à attroupement non armé » et « atteinte à l’intégrité du territoire national. »[vii] Mercredi 27 mai, la chambre d’accusation de la cour d’Alger a rejeté sa demande de remise en liberté.
Par ailleurs, le journaliste Sofiane Merakchi a été condamné à 8 mois de prison ferme le 5 avril 2020, alors qu’il avait été arrêté le 26 septembre 2019 lors d’une manifestation. Les journalistes du quotidien Essawt El Akhar, Mohamed Laamari, Meriem Chorfi et Rafik Mouhoub ont tous été placés sous contrôle judiciaire le 2 avril 2020. Deux militants du Hirak, Larbi Tahar et Boussif Mohamed Boudiaf, ont écopé de 18 mois de prison ferme pour des publications sur Facebook. L’activiste Soheib Debaghi a été condamné à un an de prison ferme pour « incitation à attroupement, outrage à corps constitué et publications Facebook pouvant porter atteinte à l’intérêt national », a indiqué le Comité national pour la libération des détenus (CNLD) sur sa page Facebook. Ce même comité a récemment publié une longue liste récapitulant les détenus d’opinions et politiques toujours incarcérés.
En temps de crise sanitaire, l’accalmie permet à un pouvoir revigoré de reprendre la main sur le pays pour empêcher la reprise du Hirak, aujourd’hui à l’arrêt.
« Les arrestations se comptent par dizaines. Tandis que l’on décompte plus de centaines de poursuites pénales », affirme l’avocate et présidente de l’UCP, Zoubida Assoul. Au-delà de ces arrestations massives, l’implication du président dans l’affaire Khaleb Drareni interroge. Lors d’une conférence de presse, Abdelmadjid Tebboune s’implique dans l’épineux dossier du journaliste. Zoubida Assoul s’insurge : « Il bafoue la présomption d’innocence, l’indépendance de la justice et le secret de l’information. Que vient faire le pouvoir exécutif dans le pouvoir judiciaire ? C’est hallucinant. »
Dans son projet de nouvelle Constitution, le président renforce d’ailleurs la mainmise de l’Exécutif sur la justice. Il distribue six postes au sein du Conseil supérieur de la magistrature dont il est le président, alors que cette institution est censée être indépendante. Il donne également le pouvoir au président de l’Assemblée Populaire Nationale (APN) et du Conseil de la Nation, de désigner deux membres de la magistrature. Pour Ali Brahimi, cette disposition rend « la justice encore moins indépendante que sous Bouteflika. »
Une situation économique alarmante
Au-delà des questions politiques, l’Algérie est confrontée à une crise économique colossale, amplifiée après l’apparition du Covid-19. Face à la baisse chronique des cours du pétrole, le Budget de l’Etat ne cesse de s’amoindrir depuis 2014. La crise sanitaire a porté un coup de plus dans le prix du baril, passant de 70 à 32 euros. Le gaz et le pétrole représentent le tiers des revenus de l’Etat algérien, ainsi que 97 % de ses exportations. L’économie algérienne, déjà très fragilisée, continue ainsi de se détériorer.
Par ailleurs, le secteur informel représente entre 40 et 50% du PIB tandis que le taux d’emploi informel s’élève à 63.3% en Algérie. Autant de personnes confrontées aujourd’hui à une chute drastique, voir un arrêt total de leurs revenus. Pour pallier ces manques, le gouvernement a promis une aide de 10 000 dinars pour les familles affectées par la crise. « On n’a rien vu arriver », lâche Ali Brahimi. Le président de l’Association nationale des commerçants et artisans (ANCA) a souhaité alarmer le pouvoir, affirmant que près de 500 000 familles pourraient se retrouver en situation de précarité.
Le gouvernement a également pris d’autres mesures fiscales : notamment le report des déclarations mensuelles et annuelles des impôts et taxes pour les petites et moyennes entreprises (PME) et les professions libérales. Le mécontentement de la population est « d’autant plus grand aujourd’hui avec cette crise économique amplifiée », explique le militant. Des manifestations ont déjà repris depuis quelques jours – 13 mai à Béjaïa, 10 mai près de Tizi Ouzou, en Kabylie, et plus récemment le 25 mai à Kherrata. Bravant l’interdiction de se rassembler, les manifestants confirment que la colère populaire n’est pas près de se dissiper.