La Suède est le seul pays d’Europe à ne pas avoir imposé de confinement total. Pourtant considérée comme une référence économique et sociale sur le plan international, elle est aujourd’hui la cible de nombreuses critiques.
La Suède se trouve en première ligne face aux réprobations du reste de l’Europe concernant sa politique sanitaire. « La Suède est le seul pays qui n’a pas fait comme les autres. Et comme les autres ont besoin de justifier ce qu’ils ont fait, il faut absolument qu’ils prouvent que les Suédois ont eu tort », s’agace Alain Gras, professeur de socio-anthropologie des techniques à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Peu après l’Asie et les pays d’Europe du Sud, le Covid-19 a investi en même temps les pays nordiques. Le Danemark, la Norvège et la Finlande ont rapidement fermé leurs écoles et leurs frontières alors que la Suède a privilégié une stratégie plus souple. A partir du 18 mars, les lycées et les universités ont été fermés, mais les écoles et les garderies, ainsi que les bars, les cafés et les restaurants sont restés ouverts. C’est finalement la Commission européenne qui a exigé la fermeture de ses frontières le 19 mars.
Le contraste entre les manœuvres drastiques des pays européens et l’apparente légèreté de la Suède la condamne aujourd’hui aux yeux des autres. Pour le moment, le pays scandinave compte près de 3 992 décès et 4 971 guérisons pour 33 188 cas confirmés sur une population de 10 millions d’habitants. Les personnes décédées sont majoritairement des personnes âgées : 87 % avaient plus de 70 ans. Accusée de « sacrifier ses aînés », la Suède accuse un pic de mortalité alarmant au cours du mois d’avril, soit 217,24 morts par million de personnes. Depuis, sous la pression de la propagation et des scientifiques, de nouvelles mesures règlementaires sont entrées en vigueur, permettant la mise en place de dispositions plus strictes « en cas d’aggravation de la crise. »
Mais les chiffres sont à manier avec précaution et restent relatifs. « On n’a pas les chiffres de tous les pays, comme les Hollandais qui les donnent avec beaucoup de retard, défend Alain Gras. Ce sont les Suédois qui ont inventé les statistiques sociales au 18e siècle, donc ils ont un système statistique qui est extrêmement précis. » En effet, la Suède compte les décès à la fois survenus en maison de retraite, à domicile et à l’hôpital.« Nous enregistrerions peut-être un nombre plus élevé de décès si nous comptions comme la Suède », ont admis les autorités norvégiennes.
Anders Tegnell, responsable du département d’épidémiologie du Service de santé publique, a d’abord placé ses espoirs sur l’immunité collective : « Nous qui travaillons avec les maladies infectieuses, savons que ce type de maladie continue de se propager jusqu’à ce que nous ayons atteint une immunité dans la population. Une autre façon de l’arrêter n’existe pas », affirme-t-il aux journalistes du Monde, en omettant la recherche active d’un vaccin. L’épidémiologique prétend que Stockholm, est proche du but. Lena Hallengren, ministre de la Santé et des Affaires sociales, et Anders Tegnell ont par ailleurs insisté sur la responsabilité individuelle. Jusqu’au 31 décembre, les Suédois devront rester chez eux en cas de rhume et se laver les mains avec du savon durant 20 secondes, éviter les heures de pointes dans les transports et renoncer aux festivités et aux déplacements inutiles. Le télétravail est également priorisé.
Assumer sa responsabilité personnelle
La réactivité du gouvernement suédois s’est faite remarquer dès le 1er février, qualifiant le virus comme « dangereux pour la société suédoise. » Le premier cas a été déclaré trois jours plus tard. Dès lors, médecins et responsables de la sécurité civile et des services sociaux se sont quotidiennement exprimés sur le sujet. Lorsque l’épidémie a pris d’assaut le territoire, c’est le responsable du système de santé qui a décidé d’exclure le confinement obligatoire, sans toutefois manquer d’insister sur de strictes recommandations de sécurité. A savoir que le principe de distanciation sociale est naturellement ancré dans leur mentalité. Cette décision n’a pas été contestée par le gouvernement, qui « n’est pas aussi omnipotent qu’en France », selon Alain Gras.
Au regard des Suédois, la situation n’est pas choquante. « Il y a un rapport de conscience de l’Etat envers le citoyen et du citoyen envers l’Etat », poursuit le sociologue. De plus, contrairement au système français, aucun cadre d’exception ne permet d’instaurer un état d’urgence en temps de paix. De plus, imposer un confinement total s’avère contraire à la Constitution suédoise qui précise que « chaque citoyen, dans ses relations avec les autorités publiques, est protégé contre toute privation de liberté. Il jouit par ailleurs de la liberté de se déplacer dans le royaume et de le quitter. »
A l’origine, les Suédois sont des luthériens. Ce type de protestantisme, moins austère que le calvinisme, implique, selon Alain Gras, « une responsabilité personnelle très importante », voire une « propreté morale. » Même si les Suédois « ne sont pas plus religieux que nous », cette responsabilité personnelle est ancrée dans les mentalités. Alors le fait que le gouvernement s’appuie sur l’autodiscipline de la population n’est pas surprenant. Par ailleurs, l’Etat a même demandé la rédaction d’un rapport intitulé « Styra och leda med tillit », littéralement : « gouverner et diriger avec confiance », pour en faire une loi en 2018.
Ce phénomène social s’illustre par un sentiment d’appartenance très prononcé. Par exemple, une étude menée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) démontre que le taux de participation électorale, « qui traduit la participation des citoyens au processus », s’élevait à 86 % lors des dernières élections contre la moyenne de 68 % au sein des pays de l’OCDE. « Cette différence […] témoigne d’une certaine cohésion sociale autour des institutions démocratiques », expose le rapport. Sur une échelle de 10, les Suédois évaluent leur qualité de vie à 7,3 en moyenne contre la moyenne de 6,5 recueillie pour l’ensemble de l’OCDE.
La remise en cause du système de santé suédois
De tous les pays de l’OCDE, la Suède est le pays qui compte le moins de lits d’hôpitaux, soit 2,4 lits pour 1 000 habitants. En revanche, 11 % du PIB suédois est dédié au système de santé alors que la moyenne européenne s’élève à 9,8 %. Ce paradoxe se traduit par une culture de la médecine bien moins marquée qu’en France. En Suède, les médecins, qui sont tous fonctionnaires, évitent généralement de prescrire trop de médicaments et, par conséquent, la consommation reste moindre.
En Suède, il existe le« personnummer », un numéro d’identification personnel qui permet d’intégrer tous les services publics et administratifs, mais aussi l’accès aux soins du système de santé. Sans ce numéro, les démarches deviennent très compliquées. « A la différence de la France, vous ne pouvez pas avoir directement accès à un spécialiste. Il vous faut d’abord consulter un médecin généraliste auprès d’une clinique affiliée au service public (Vårdcentral) », explique Karine Sinander, Directrice Générale et interprète de franco-suédois pour Care In Sweden. Avant de prendre rendez-vous avec un médecin généraliste, la clinique liste le patient selon son lieu d’habitation. L’attente peut varier entre une à cinq semaines. Les prises de rendez-vous se font uniquement par téléphone ou par mail. « A la suite de la consultation, le médecin jugera nécessaire ou non de vous diriger vers un spécialiste par ordonnance », poursuit-elle. Cette ordonnance est ensuite transférée du centre de soins à l’hôpital départemental ou régional qui contactera le patient pour les examens supplémentaires.
Les délais sont extrêmement longs avant d’obtenir un rendez-vous. Selon les règles en vigueur, les délais ne devraient aller au-delà de trois mois. « Cependant, ces 90 jours sont largement dépassés dans toutes les régions et les délais sont généralement compris entre six à douze mois. C’était déjà le cas avant la pandémie et la situation actuelle ne va pas en s’arrangeant », déplore Karine Sinander. Selon la Directrice Générale, toutes les ressources se retrouvent actuellement affectées à la lutte contre le Covid-19. « Les rendez-vous médicaux pour les patients qui devaient se faire opérer ou se faire suivre sont reportés à des dates ultérieures, ce qui fait craindre une rupture totale du système de santé à court et moyen terme. »
Tout comme les autres pays d’Europe, l’objectif de la Suède est d’éviter d’engorger ses hôpitaux. Margaux Salin, infirmière en stage dans un établissement équivalent à un Ehpad à Jönköping (là où le premier cas a été détecté), reconnaît que « le système de santé n’est pas assez efficace pour gérer la crise », mais que le point de vue des Suédois reste positif. L’un des médecins de sa structure lui a expliqué qu’il était préférable que la population soit rapidement exposée afin de limiter les charges sur le système de soin. Margaux Salin est formelle : « Contrairement à la situation en France, il y a beaucoup plus de personnel soignant pour le même nombre de patients, ce qui améliore vraiment la prise en charge. » Depuis le début de la crise, plus de 100 000 soignants ont été formés en ligne afin de combattre le risque de contagion.
Un élan de solidarité patriotique est mis en œuvre pour soulager au maximum ce système inadapté. A titre d’exemple, Essity, une entreprise spécialisée dans la fabrication de produits d’hygiènes, s’est lancée dans la fabrication de millions de masques depuis début avril. Les quatre grandes villes que sont Stockholm, Göteborg, Malmö et Uppsala ont contribué à hauteur de 125 millions de couronnes suédoises, soit plus de 11,8 millions d’euros, afin de garantir l’acquisition d’équipement de protection et de désinfection pour leur municipalité respective et pour le reste du pays.
Une réputation vacillante
Les mesures prises successivement depuis le 11 mars visent non seulement à limiter la propagation du Covid-19, mais également à amortir l’impact sur les emplois et les entreprises. L’étude économique de la Suède, dévoilée par l’OCDE en mars 2019, a révélé des courbes satisfaisantes qui s’effondrent pendant la crise. Le taux de chômage, qui était en phase de recul, vient également de prendre un coup. Le gouvernement estime qu’il pourrait passer de 6,8 % à 9 %, voire 13 % cette année. Le 20 mars, la Commission européenne a temporairement autorisé les Etats de l’Union européenne à « utiliser toute la flexibilité prévue par les règles en matière d’aides d’Etat », permettant à la Suède de fournir un effort budgétaire de 28 milliards d’euros pour soulager la souffrance économique de ses institutions.
Le 15 mai, à l’occasion d’une conférence de presse, le premier ministre Stefan Löfven a exprimé son inquiétude quant à l’image du pays : « La Suède est un pays relativement petit, comme les autres pays nordiques. Et nous avons une longue histoire de solidarité, c’est notre héritage, ce qui explique que nous soyons inquiets de l’image qui est présentée. » Même s’il est encore trop tôt pour en mesurer les conséquences, la Suède se heurte à un problème d’image nuisible. Sofia Bard, directrice du département d’analyse de l’image de la Suède à l’Institut suédois, a confié aux journalistes du Monde qu’il y a « un lien direct entre la perception du pays et la volonté d’y investir, de le visiter ou d’interagir avec lui. » Selon l’OCDE, la Suède reçoit en moyenne 16 millions de visiteurs par an.
Le rapport économique établi par l’OCDE soulevait également la question des incertitudes mondiales pesant sur les perspectives de l’économie suédoise, précisant que « la Suède est vulnérable aux chocs qui pourraient survenir à l’échelle mondiale. » Ce décalage avec les mesures strictes prises par le reste de l’Europe lui vaut déjà une exclusion par ses voisins nordiques. La Norvège et la Finlande envisagent déjà de rouvrir leurs frontières pour la saison touristique en limitant les voyages avec la Suède. Au Danemark, les partis d’opposition acceptent d’accueillir les Norvégiens mais refusent que les Suédois viennent fouler le sol danois. Une marginalisation que la Suède craint de voir s’étendre jusqu’à la fin de l’épidémie.
Etudiante en deuxième année de journalisme, je suis à la recherche d'un stage de trois mois dans une rédaction de presse.