Le printemps 2020 devait offrir deux points d’orgue à Vladimir Poutine : le référendum populaire lui permettant d’obtenir l’approbation des Russes au sujet de son maintien au pouvoir jusqu’en 2036, et les défilés patriotiques lui permettant de renouer des liens avec l’Occident et avec son peuple. Il n’en sera rien.
Le Covid-19 bouscule le calendrier de Vladimir Poutine. Le 22 avril devait être un grand jour pour le locataire du Kremlin. Appelés aux urnes pour un vote aux allures de plébiscite, les Russes devaient approuver le projet de réforme constitutionnelle lancé le 15 janvier, permettant à Poutine de rester au pouvoir jusqu’en 2036. Le Kremlin a longtemps hésité mais a finalement décidé de le reporter. Le 10 mars, lors d’une mise en scène savamment orchestrée à la Douma (chambre basse du Parlement russe), Poutine avait volontiers accepté la requête de la députée Valentina Terechkova. Cette dernière avait explicitement mis en avant la politique de Poutine depuis son accession au pouvoir en 2000 et plaidé pour qu’il puisse briguer deux mandats supplémentaires.
« Cette décision assez grossière qui lui permet de rester au pouvoir jusqu’en 2036 a énervé pas mal de personnes, ce qui se perçoit à travers les sondages, interview etc. Néanmoins, je pense qu’il aurait passé ce cap sans difficulté particulière », estime Tatiana Kastoueva-Jean, chercheuse et directrice du centre Russie/NEI de l’Ifri (Institut français des relations internationales). Selon un sondage Levada publié le 30 mars, plus de 60% des personnes sondées souhaitent imposer une limite d’âge aux fonctions présidentielles et plus de la moitié aspirent à la rotation du pouvoir au plus haut sommet de l’Etat. Ces données doivent être nuancées puisque les Russes sont toutefois satisfaits de la stabilité que Poutine leur a apportée. « En 20 ans, Vladimir Poutine a réussi à créer un système dans lequel il n’a aucune alternative politique, il a un peuple qui a peur du chaos, de l’instabilité. Le vote n’aurait donc été qu’une formalité », rappelle Tatiana Kastoueva-Jean.
Malgré cela, l’entourage de Vladimir Poutine surveille de près la lente érosion de sa popularité depuis l’apothéose de l’annexion de la Crimée, en 2014. Il a surveillé les manifestations récurrentes à Moscou et dans d’autres villes et observe désormais d’un œil attentif les manifestations virtuelles qui sont organisées régulièrement. Peut-être s’est-il dit que le temps jouait contre lui-même ? Poutine ne pourra pas annuler le référendum car il s’est engagé à prendre en compte l’avis de la population et ne peut pas revenir sur sa parole. Il lui faut donc désormais se pencher sur la forme de ce vote. La directrice du centre Russie/NEI table sur un vote électronique, car ce n’est pas un vote anonyme. Cela permettrait à Poutine de mieux contrôler la population et d’évaluer son taux de popularité. « Le problème, ce sera davantage le taux de participation. Comment motiver les gens, comment expliquer aux Russes qu’ils doivent aller voter alors qu’ils se sentent un peu bernés », explique Tatiana Kastoueva-Jean.
Le difficile choix de l’annulation des cérémonies du 9 mai
Les cérémonies planifiées sur la place rouge pour le 9 mai, en présence de nombreux dignitaires étrangers, devaient sacrer Poutine comme restaurateur de la grandeur de la Russie. Ces cérémonies occupent habituellement une place importante dans l’agenda du président, elles sont cette année encore plus importantes du fait du contexte géopolitique. « Poutine a eu beaucoup de mal à annuler le 9 mai, car les cérémonies sur la place rouge devaient clore en quelque sorte ce cycle très négatif de confrontations dans les relations avec l’Occident. Désormais, la voilure doit être réduite », résume Tatiana Kastoueva-Jean. Les opérations russes sur le sol libyen en particulier ont ravivé les tensions entre la Russie et les pays occidentaux membres de l’Otan.
Ces cérémonies représentent aussi habituellement l’occasion de rappeler la puissance de la Russie et c’est un moment d’union nationale. Poutine n’y aura pas droit cette année et la crise pourrait exacerber la défiance du peuple russe envers leur président. Il sera sous pression, devant gérer une crise inédite avec peu de moyens. Vladimir Poutine, en plus de devoir gérer cette crise, va devoir assurer la continuité de son projet de réforme constitutionnelle. L’exercice s’annonce périlleux.
Une gestion politique décentralisée
La réaction des autorités russes a été très rapide vis-à-vis de l’épidémie de Covid-19. Dès le 30 janvier, le gouvernement a fermé sa frontière avec la Chine. La décision a suscité des protestations de la part de Pékin mais elle était toutefois justifiée, la Chine étant à ce moment-là presque l’unique foyer du virus. Toutefois, cette réactivité n’a été qu’éphémère. Il aura fallu attendre le 5 mars pour que les mesures de quarantaine soient enfin imposées à Moscou pour ceux qui revenaient de l’étranger. Au niveau du Kremlin, la prise de conscience de la gravité de l’épidémie a été assez tardive. De surcroît, l’OMS a très vite soupçonné la Russie de largement sous-estimer le nombre de victimes du Covid-19. Les autorités russes ont fait mention de nombreux cas de pneumonie atypique mais ont tardé à les associer au virus. Désormais, celles-ci font preuve davantage de rigueur et observent attentivement l’évolution de l’épidémie. Elles estiment que le pic de l’épidémie devrait être atteint au mois de mai.
Afin de ne pas entacher davantage sa popularité, Vladimir Poutine a fait le choix de confier la gestion de la crise aux gouverneurs des régions russes. Cela pourrait paraître légitime puisque l’Allemagne a procédé de la même manière en confiant la gestion de la crise aux dirigeants de Länder, mais les deux puissances n’ont de commun que la nature fédérale de leur Etat. « Cela serait justifié comme dans le cas de la République fédérale d’Allemagne, où les Länder gèrent la crise. Néanmoins, les gouverneurs russes n’ont pas les moyens, ce ne sont pas des personnes élues, elles sont responsables avant tout devant le Kremlin, pas devant la population », explique Tatiana Kastoueva-Jean. Cette décentralisation des pouvoirs permet à Poutine de se déresponsabiliser d’une gestion de la crise qui s’annonce dévastatrice : « Ce sont les gouverneurs qui paieront le prix politique et moral des erreurs de Poutine. Il a d’ailleurs prévu 7 ans de prison pour les gouverneurs qui négligeraient l’épidémie », conclut-t-elle.
À cela s’ajoute l’impréparation de la Russie face à une crise de cette nature, du fait notamment de la faiblesse de sa structure hospitalière. À la suite d’une réforme, le nombre de structures médicales a été divisé par deux entre 2000 et 2015. Selon certaines indications, 30,5 % des structures médicales n’ont pas l’eau courante, 52,1 % ne disposent pas d’eau chaude, 35 % n’ont pas de tout-à- l’égout. La Russie manque en outre de tests, de masques et 25% des travailleurs préfèrent continuer de travailler malgré le confinement, renforçant les risques de contagion. Le filet social reste assez minimal, deux tiers des Russes n’ont pas d’épargne et 20 millions vivent sous le seuil de pauvreté.
Des perspectives économiques médiocres
Sur le plan économique, les autorités russes ont également tardé à réagir : « Poutine a eu beaucoup de mal à sortir quelques mesures directes et il a fallu attendre sa quatrième intervention pour qu’il propose quelques mesures, qui restent limitées. On voit bien qu’il n’a pas envie de piocher dans les réserves de change et dans le fonds de bien-être national, puisqu’il anticipe une longue période difficile. Il ne veut pas griller toutes ses cartouches au début de la crise », analyse la directrice du centre Russie/NEI. La Russie dispose en effet d’un atout majeur : le taux d’endettement du pays est très faible en comparaison avec les pays occidentaux. Poutine peut compter sur un important fonds souverain, équivalent à environ 12% du PIB du pays.
Le président russe a fait de la souveraineté économique l’un des points d’orgue de sa politique. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2000, l’économie était exsangue car son prédécesseur, Boris Elstine, avait dû recourir massivement à l’aide internationale. L’une des premières décisions de Poutine a donc été de rembourser toutes les dettes que la Russie avait accumulées auprès du Club de Paris et du Club de Londres. Poutine, à l’image de l’ensemble du peuple russe, a toujours en tête ce douloureux souvenir de la chute de l’URSS et ne veut surtout pas devoir recourir à l’aide internationale. Le fonds souverain devrait garantir à la Russie une autonomie de 2 ans. Après ce terme, la Russie n’aura d’autre choix que d’emprunter sur les marchés internationaux.
« Il y a également un paradoxe entre le court terme puisque les réserves sont pleines, le taux d’endettement n’est pas si élevé pour l’Etat russe en comparaison avec les pays occidentaux. À long terme en revanche, c’est une économie qui est très dépendante du pétrole et du gaz et vu ce qu’il se passe sur les marchés aujourd’hui, il y a beaucoup de questionnements sur les perspectives économiques du pays », détailleTatiana Kastoueva-Jean.La baisse drastique des cours du pétrole doit certainement effrayer davantage Poutine que la perspective de devoir emprunter sur les marchés internationaux. Le budget russe est calculé sur la base d’un baril de Brent à 42,50 dollars. Or, le prix du baril de Brent a été divisé par deux : il est actuellement fixé à 21 dollars. Pour comprendre cette baisse drastique des prix, il faut revenir à l’origine de la crise.
Le 6 mars, Vladimir Poutine engage un bras de fer avec le prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohammed ben Salmane (MBS), en rompant l’accord qui le liait à l’OPEP. En faisant ce choix, Vladimir Poutine a peut-être surestimé la possibilité d’abattre l’industrie du gaz de schiste américaine. Il a en tout cas sous-estimé la détermination saoudienne et surévalué la capacité de la Russie à tenir dans les circonstances actuelles, à un prix du baril de pétrole sacrifié. Dans les jours qui ont suivi la rupture de l’accord avec l’OPEP, le rouble a perdu 14 % de sa valeur face à l’euro, et l’indice boursier RTS (ndlr : indice regroupant les valeurs boursières de 50 grandes entreprises russes) a chuté de 16 %. Le pouvoir d’achat des Russes, déjà en chute libre depuis 2014 (-10%), s’est effondré. Les prévisions macroéconomiques ont dû être revues à la baisse.
Les économistes tablaient sur une croissance du PIB de 1,5% en 2020, la Russie connaîtra plutôt, selon les premières prévisions, une récession de l’ordre de 5,5%. Ces données doivent néanmoins être prises avec des pincettes : les conséquences du bras de fer entre la Russie et l’Arabie Saoudite restant pour l’heure incertaines. Le président russe pourrait en payer les pots cassés car les autorités russes parlent depuis des années du besoin de diversification de l’économie. Environ 65% des exportations sont consacrées au pétrole et au gaz. L’économie mondiale étant vitrifiée, Poutine va devoir trouver d’autres solutions pour redresser celle de la Russie.
Les plans sociaux de Poutine apparaissent irréalisables
Poutine s’était engagé vis-à-vis de l’opinion à diminuer de moitié la pauvreté dans son pays lors de son mandat actuel, et à obtenir un taux de croissance supérieur à la moyenne internationale. De tels objectifs apparaissent désormais irréalisables. De même, Poutine annonçait au mois de janvier un plan d’investissements publics massifs. Les Russes n’y ont guère prêté attention, car il avait déjà annoncé ce genre d’entreprise lors de ses précédents mandats, sans que l’opinion russe ne constate de réels effets sur leur économie. Le peuple a l’impression que ces plans d’investissements massifs ne profitent qu’aux grandes entreprises, ils éprouvent ainsi le sentiment d’être délaissés par un pouvoir corrompu. Poutine, pour combler ce sentiment, a alors accompagné son projet de réforme constitutionnelle d’un paquet social, comprenant des mesures telles que la garantie du salaire minimum ou l’indexation des allocations et des retraites sur l’inflation. Cette dernière mesure ayant pour dessein de calmer la colère des Russes, après le tumulte occasionné par l’annonce de la réforme des retraites en 2018.
Le niveau de vie des Russes baisse et s’apprête à chuter inexorablement avec la crise du Covid-19. La crise sanitaire n’épargnera donc pas non plus la Russie d’une crise économique et sociale majeure. Les Russes attendent beaucoup de leur président mais il ne peut guère leur apporter de solution providentielle. Poutine ne pourra pas, encore une fois, tenir ses promesses, ce qui pourrait alimenter le mécontentement populaire. Le locataire du Kremlin n’est cependant pas inquiété car il n’a en face de lui aucune opposition politique crédible.
Le duopole sino-américain ne laisse pas de place à la Russie
La crise du Covid-19 confirme la vision poutinienne du monde : importance en dernier ressort de la souveraineté nationale, nécessité d’un gouvernement fort, scepticisme sur la coopération internationale et, au passage, constat renforcé de l’inefficacité de l’Union Européenne. Néanmoins, la crise accélère également une tendance géopolitique préexistante : le basculement des rapports de force vers l’Asie. La Chine confirme son rôle clé à l’échelle internationale et parvient aisément à trouver sa place dans le monde post-coronavirus et ce, au grand dam de la Russie. Quelle place la configuration de ce monde nouveau laisse-t-elle à la Russie ? Les autorités russes doivent certainement consacrer beaucoup de leur temps à la recherche de la réponse. « Il y a beaucoup de voix pour dire qu’entre la Chine et les Etats-Unis, il faut avoir un rôle de puissance qui pourrait équilibrer ce duopole et qui pourrait aussi proposer une alternative politique aux pays qui le refusent », souffle Tatiana Kastoueva-Jean.
La place qu’occupe la Russie sur l’échiquier géopolitique restera néanmoins majeure. Moscou occupe une place de choix sur les théâtres syrien et libyen et entend la renforcer. Ce qui compte toutefois pour Poutine, c’est sa popularité auprès de l’opinion. Les Russes ont partagé un sursaut d’orgueil lors de l’annexion de la Crimée en 2014 mais depuis, la population s’est appauvrie. « Les aventures internationales : la population s’y intéresse moins », rappelle Tatiana Kastoueva-Jean. Surtout lorsque ces aventures se déroulent loin du sol russe, la notion d’étranger proche et d’étranger lointain ayant toujours guidé la politique étrangère du pays. La crise du Covid-19 chamboule tous les plans de Vladimir Poutine. Si, depuis un certain temps, la politique intérieure et la gestion de l’économie n’étaient plus le centre principal du président russe, il va désormais devoir s’y atteler. S’il ne parvient pas à combler les attentes de son peuple, le locataire du Kremlin devra mettre en suspens ses désirs de présider jusqu’en 2036.
Étudiant en troisième année, je suis particulièrement intéressé par les sujets : politique, géopolitique et économie.