L’épidémie fut longue, trop longue. Les gouvernements du monde entier n’étaient pas préparés, et les retombées géopolitiques ont bouleversé l’ordre établi.
8h30, Marie sort de chez elle pour rejoindre l’université. Aujourd’hui, elle ne posera qu’une seule question à ses étudiants : « Faut-il avoir peur du désordre ? » Les jeunes représentent l’avant-garde de demain, Marie en a conscience et redouble d’efforts pour leur donner les armes intellectuelles nécessaires à la lutte politique. Bien sûr, son engagement n’est plus une revendication, mais implicitement, avec l’aide de ses élèves, elle essaye sortir de l’inertie dans laquelle sa conscience politique s’est retrouvée plongée.
Christophe travaille dans un consortium d’entreprises spécialisées en cybersécurité. Il était reporter d’images et maintenant il s’occupe de la communication de GTech, un constructeur de drones de surveillance équipés de caméras thermiques. Son travail consiste principalement à dissuader les citoyens de se rassembler publiquement, les manifestations, les comités, congrès et autres débats publics sont prohibés. L’exigence sanitaire a balayé d’un revers les libertés individuelles, la démocratie, plus que jamais, est devenue une autocratie oligarchique. Après la dissolution du gouvernement, exigée par les citoyens, ce sont les plus hauts membres du CAC40 qui ont pris la responsabilité de gouverner le pays.
Comment faire oublier aux étudiants ce qu’ils ont vu et vécu pendant l’épidémie ? La débâcle gouvernementale, mais surtout les conflits géopolitiques qui ont éclaté parmi les pays libéraux. Comment oublier la déclaration de guerre lancée par le président américain juste après sa réélection ? Comment oublier la réaction du gouvernement chinois, étonnement préparé à la situation ? La philosophie politique sera pour eux l’occasion, le temps d’une expérience de pensée, de changer les choses en se posant une seule et unique question : qu’est-ce que je suis prêt à accepter pour vivre en société ?
Ce n’est pas par passion que Christophe fait son travail, tous les jours, il doit trouver de nouveaux éléments de langage. Pour maintenir la population pacifiée, la communication est devenue un enjeu essentiel, plus qu’une manoeuvre marketing, c’est une exigence sanitaire. En détresse, il se rassure en s’imaginant comme un médecin, soignant des patients qui ne se savent pas encore malades. Ils sont pourtant infectés par un virus, un désir de liberté qui sommeille en eux. Pour pallier ce désir, le business de la techno-sécurité a explosé de près de 3000% depuis le troisième pic.
Marie a manifesté, au début, comme elle a pu. Elle était sur les barricades pour exiger la démission du président. La répression a été violente. Après la destruction des barricades avec le soutien de l’armée allemande, un fichage systématique s’est installé dans le pays empêchant les manifestations comme les réunions publiques. Toujours amère, elle refuse de porter son masque FFP2, préférant son masque de tissu qu’elle s’est confectionné elle-même : une manière symbolique de marquer son indépendance vis-à-vis de l’État.
Informer, informer… Après tout, comme disait Deleuze, ce n’est que véhiculer des mots d’ordre, imposer une conception partielle et parcellaire des événements. Il avait choisi son parti durant la Nouvelle-Commune de Paris. Son arrestation pour trouble à l’ordre public aurait valu à Christophe 10 ans de prison ferme, mais on lui a fait une autre proposition : des travaux d’intérêt général. Et le voilà chez GTech. Il a essayé de résister au début, mais passer dans l’angle-mort d’une société spécialisée en cybersécurité n’est pas aisé.
Alors qu’elle entre dans la salle de classe, Marie observe silencieusement ses étudiants, particulièrement bien disciplinés. Tous debout derrière leur table, le gel hydroalcoolique sur la table et le masque FFP2 sur le visage. Un frisson d’effroi lui parcourt le dos devant cette scène, face à cette rangée de nouveaux masques transparents, sans doute pour que les caméras puissent détecter le visage masqué.
« — Comme promis aujourd’hui, un cours pour le moins ambitieux, centré autour d’une question unique : faut-il avoir peur du désordre ? Qu’est-ce que cela vous évoque d’abord ?
— La Commune de Paris ! Les barricades, les explosions !
— Évidemment, mais alors, si la Commune représente le désordre, qu’est-ce que l’ordre ?
— L’ordre c’était l’Ancien Régime, la Vème république, la démocratie représentative non ? », répond un étudiant.
« — Intéressant, donc selon toi Théo, une démocratie, c’est-à-dire démos-kratos, le pouvoir du peuple, peut s’incarner dans un groupe d’individus centralisant le pouvoir ?
— Mais le peuple a voté ! Et c’est oublier Montesquieu Madame, la division des pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire », réplique un petit malin.
« — Permettez-moi un aparté alors, et remontons le fil de l’Histoire jusqu’à la Rome antique. La République romaine, en temps de guerre, désignait un chef qui centralisait les trois pouvoirs. L’objectif des Romains était de donner tous les outils politiques à un leader pour répondre efficacement et rapidement en temps de crise. Le dernier désigné par les sénateurs républicains fut César, le premier empereur romain. D’une certaine manière, la République romaine a accepté en son sein, un facteur qui pourrait causer sa perte : l’état d’exception. L’idée qu’exceptionnellement, pour une période donnée, une ‘res publica’, c’est-à-dire une chose publique, puisse devenir une chose privée, laissée entre les mains d’un seul homme : l’empereur. Quand Marc-Antoine s’adressa au peuple pour défendre la nécessité de l’Empire face au vieillissement de la République, celui-ci était déjà conquis.
— Et quel rapport avec la peur du désordre ?
— Les Romains avaient cessé de croire en eux-mêmes au moment précis où ils ont pris peur du désordre public que pourrait causer la guerre. Pour unifier la nation, leur seule réponse fut l’autocratie, un pouvoir transcendant, vertical, qui s’imposerait à eux par une figure politique quasi divine. Il n’a pas fallu longtemps ensuite pour que cette autocratie se transforme en totalitarisme.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre… pourquoi l’Empire était-il totalitaire ?
— Parce que c’est le propre d’un empire que d’être totalitaire, de s’imposer tout entier à la conscience politique et intime de ses sujets. Et j’insiste ici sur le mot sujet, par opposition au citoyen qui, non content d’avoir des devoirs, a le luxe de jouir de droits. Le totalitarisme donc, comme définit par Hannah Arendt au siècle dernier, est un régime total, au sens où il détruit la dichotomie traditionnelle entre vie privée et vie publique. La propagande d’état et le culte du chef sont omniprésents par exemple.
— Heureusement qu’on en est débarrassé alors ! », s’exclame un étudiant.
« — Penses-tu ? Notre chef est invisible, il n’est pas palpable mais il est bien réel. Il a plusieurs noms, je te laisse choisir ton préféré : capitalisme, croissance, finance, économie de marché, bourses…
— C’est bon je crois qu’on a compris. Et puis, c’est cette économie qui nous a fait sortir de la guerre non ? »
Un point limite, impossible à remettre en question ici. Recentrer le débat, vite.
« — Certes, mais nous nous éloignons. Comme nous l’avons vu, la peur du désordre est bien souvent une peur du pouvoir populaire lui-même, de ce que Benjamin Constant appelait ‘une foule indistincte’, c’est-à-dire la masse qui, agrégeant des individualités, ne devient qu’une entité, mais douée d’une multitude de volontés contradictoires : un corps politique ingouvernable. Admettre que cette peur est légitime, n’est-ce pas renoncer à l’idéal démocratique ? Opposer, au contrat social de Rousseau, le Léviathan de Hobbes, c’est contraindre les individus à la servitude.
— Vous allez un peu vite là, je ne comprends plus…
— Rappelez-vous le Contrat social, Livre I, chapitre VI : ‘Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.’ La réponse de Rousseau à la question du désordre qui règne à l’état de nature est horizontale : c’est la mise en commun des savoir-faire et des volontés qui institue un nouvel ordre social où règne la justice du droit positif face à l’injustice du droit naturel, souvent réduit à la loi du plus fort. La réponse de Hobbes, au contraire, est verticale, chapitre XVII du Léviathan : ‘La seule façon d’ériger un tel pouvoir, qui puisse être capable de défendre les hommes de l’invasion des étrangers, et des torts qu’ils peuvent se faire les uns aux autres (…) est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou une seule assemblée d’hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté.’ D’un côté, une réponse libertaire qui affronte le désordre par la mise en commun ; et de l’autre côté, une réponse sécuritaire qui détruit la possibilité même du désordre par la toute-puissance du pouvoir exécutif. Vous êtes au milieu d’un choix crucial. »
La sonnerie retentit, le cours est terminé.
Christophe ne télétravaille pas aujourd’hui, il avait besoin de voir ses collègues. Son appartement est devenu une annexe de son bureau. Depuis quelques mois, il ne distingue plus la différence entre travail et vie privée. Sur son bureau sont posés différents croquis de caméras de surveillance et de drones. Il sait très bien ce qu’essaye de faire le gouvernement : se servir de l’architecture et du design pour véhiculer des idées. Épurer le design des outils de contrôle, arrondir leurs angles pour les rendre moins oppressifs et plus désirables. Il prendra volontairement le moins adéquat à cet objectif, c’est la seule marge de manoeuvre à laquelle il peut songer maintenant pour continuer la lutte.
Diplômé de l'École Normale Supérieure en philosophie contemporaine, cherche à comprendre pour mieux informer.