Partout dans le monde, la pandémie du coronavirus se place au centre des débats. Aux quatre coins de la planète on décompte 183 424 morts à ce jour. Au Yémen, un seul cas a été recensé dans la région de l’Hadramaout. Pourtant, chaque jour, femmes, hommes, et enfants décèdent à cause de la guerre.
Un conflit, un pays dévasté : au Yémen, la menace de la pandémie du Covid-19 n’apparaît pas comme la principale priorité de la population yéménite. « Le coronavirus présente une menace mais ce n’est pas le premier danger. En réalité, c’est la dernière chose à laquelle on pense. C’est une des conséquences utiles de la guerre », ironise Bachir Almohallal, un citoyen yéménite et fondateur de l’ONG Pulse For Social Justice. « Le pays est isolé depuis 5 ans à cause de la guerre. Cette situation explique qu’il n’y a qu’un cas répertorié pour l’instant dans la région de l’Hadramaout. » Mais en parallèle, une crise sanitaire et humanitaire dévaste le pays.
Un conflit ébranle le Yémen depuis 2014. Les rebelles houthis s’opposent au gouvernement du président Abdrabbo Mansour Hadi. Les houthis, d’obédience zaïdite, une des branches du chiisme, s’estiment totalement « marginalisés par l’Etat central et victimes des salafistes sunnites » (1). Concentrés dans le nord du pays, fin 2014, les troupes rebelles se lancent à la conquête du sud du pays. Leurs avancées effraient l’Arabie Saoudite. Au sein du royaume, la crainte d’un basculement du voisin yéménite « dans l’orbite iranienne » est très présente (1).
Le 25 mars 2015, l’opération « tempête décisive » est lancée par la coalition [composée notamment de l’Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis]. L’opération « restaurer l’espoir » dirigée par l’Arabie Saoudite lui succède. Ces deux opérations plongent le pays dans la misère.
Comme souvent, les conséquences de la guerre sont payées par la population civile. Depuis, cinq ans les bombardements s’enchaînent. À travers une note d’analystes des renseignements français, publiée par Disclose dans leur enquête « Made in France », 24 000 bombardements auraient eu lieu depuis 2015.
« Des bombes explosent à côté de chez moi. Mes filles sont effrayées. Récemment, pour rassurer ma fille de 3 ans, à chaque fois qu’une bombe s’écrase contre le sol, je chante avec elle. Maintenant dès qu’elle entend des explosions, elle rigole et chante », explique Bachir Almohallal, également père de famille habitant à Sanaa, ville sous contrôle Houthis.
En se fondant sur un certain nombre de données, Disclose révèle que « 30% des raids aériens étudiés ont visé des objectifs civils. Des infrastructures qui avaient été répertoriées comme des hôpitaux et des dispensaires ont été détruits », explique François Frison-Roche, chargé de recherche au CNRS (CERSA-Université Paris 2 Panthéon-Assas) et directeur à Sanaa du projet français d’aide à la transition du Yémen de 2012 à 2014. Empêcher les gens d’être soignés participe de l’effort de guerre. Si on empêche les blessés d’être soignés, la guerre est d’autant plus efficace dans sa mission première qui est de tuer. « Il n’y a rien de mieux que de s’attaquer au système et aux infrastructures de santé si le but est de terroriser la population », continue le chercheur.
En 2019, toujours à partir de l’enquête de Disclose, 1 140 bombardements de la coalition ont visé les infrastructures de production, de réserve et d’approvisionnements agricoles. « Un chiffre qui fait du secteur alimentaire la troisième cible la plus visée par les frappes de la coalition arabe, derrière les objectifs militaires (4 250) et les zones d’habitation (1 883) », révèle Disclose.
Tout en dirigeant la coalition depuis 2015, l’Arabie Saoudite fournit également de nombreuses aides humanitaires au Yémen. Dans la partie sous son contrôle, Riyad garantit avoir fourni 12 milliards dollars (11 milliards d’euros) depuis 2015.
Civiles : victimes éternelles
Ces attaques constituent l’une des principales causes du désastre humanitaire au Yémen. Les chiffres sont accablants selon OXFAM. Le conflit a déjà coûté la vie à plus de 100 000 personnes. Au-delà des pertes humaines, tout un peuple souffre. Un total de 20 millions de Yéménites sur 30 millions nécessitent une aide alimentaire pour survivre. Près de 4,7 millions de personnes supplémentaires se retrouvent en situation de carence alimentaire sévère. 350 000 enfants de moins de cinq ans souffrent de malnutrition. La population yéménite vit pour la plupart dans les zones rurales ou montagneuses et dépend dans une grande majorité des marchés locaux. Pour ne rien arranger, 218 frappes de la coalition ont ciblé des marchés alimentaires.
Par ailleurs, 90% de l’alimentation yéménite est importée alors qu’un blocus, mis en place par la coalition, isole le pays. Pour François Frison-Roche, la population n’est pas totalement prise au piège. « Il y a un blocus par les airs et par la mer. Seuls quelques transports humanitaires peuvent entrer dans le pays. Cependant, par la terre, il y aura toujours du trafic, car tout le monde peut être « corrompu ». Si on donne un petit quelque chose à certains soldats, il tourne les yeux et ne nous a pas vus passer ». Cette guerre a détruit l’économie entière du pays. Les prix ont explosé, de 150% pour les produits alimentaires. François Frison-Roche nuance tout de même ce que l’ONU a caractérisé de « plus grand désastre humanitaire ».
Il affirme qu’au Yémen, la population peut encore « trouver de quoi se nourrir. Dans les montagnes, il reste quelques zones arables où l’on peut produire certaines denrées alimentaires. Mais, dans de nombreuses zones, on ne trouve, en effet, quasiment plus rien à manger. Je ne pense pas qu’on soit dans le plus grand désastre humanitaire comme le dit l’ONU. Mais, la situation n’en est pas bonne pour autant. » La nourriture « il y en a », note Bachir. « On peut avoir accès à des légumes et des fruits », mais la grande pauvreté de la population ne leur permet pas de se procurer et de payer de quoi manger. Au Yémen, près de 80% était payé par l’Etat. Au fur et à mesure de l’avancée de la guerre, ces personnes ont cessé d’être payées. La pauvreté a explosé. « De plus en plus de mendiants sont visibles dans les villes », commente Bachir Almohallal. Certains Yéménites réussissaient à se maintenir grâce aux fonds envoyés par la diaspora basée dans les pays du golfe et aux Etats-Unis. Cependant, « tous les Yéménites confinés à l’étranger envoient difficilement de l’argent. C’est maintenant que les effets de la guerre vont s’amplifier », affirme Bachir Almohallal.
17,8 millions de personnes n’ont également plus accès à l’eau potable, pourtant primordiale à la santé de la population. Ces conditions de vie déplorables avantagent la propagation des virus. Depuis 2017, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) décompte 2,7 millions de cas suspects de choléra et près de 3 000 morts.
« Si jamais le virus se répand dans la partie nord sous contrôle des Houthis, ça risque de se transformer en une véritable hécatombe »
Face à cette situation, la population ne peut en aucun cas compter sur des infrastructures, des équipements, des médicaments et du personnel. Après cinq ans de guerre au Yémen, le système de santé du pays s’est effondré. « Souvent, les gens ne sont pas en mesure d’obtenir les soins dont ils ont besoin pour des blessures ou des maladies. Le peu d’hôpitaux et de centres de santé n’ont pas la capacité de fournir des soins intensifs pour soigner les plus malades », explique Claire HaDuong, cheffe de mission pour Médecins sans frontières au Yémen. Selon Yémen Data Project, 33 hôpitaux, 21 centres médicaux, et 13 cliniques sont toujours en activité pour une population de 30 millions de personnes.
Si la pandémie venait à se propager au Yémen, le système sanitaire du pays pourrait sombrer de manière significative explique François Frison-Roche. « Sur les 30 millions d’habitants, 20 millions vivent sous contrôle Houthis. Si jamais le virus se répand dans la partie nord sous contrôle des Houthis, ça risque de se transformer en une véritable hécatombe. » Même constat donné par Claire HaDuong qui s’inquiète fortement de l’arrivée du coronavirus dans le pays. « Nous sommes extrêmement préoccupés par le manque d’installations, de tests et de traitements. Nous pensons que les ravages du Covid-19 pourraient devenir critique si un soutien et des mesures supplémentaires ne sont pas mis en place rapidement. Le système de santé serait rapidement dépassé, alors que l’on doit continuer de soigner les victimes des combats et répondre à d’autres besoins médicaux. »
(1) François Frison-Roche, Yémen : les coulisses d’un conflit dans la revue Politique Internationale (N° 166, hiver 2019-2020)