Sans consommateurs, pas de publicité. C’est le constat amer des annonceurs qui désespèrent de ce confinement interminable. Mais les entreprises de presse, dépendantes des revenus du « temps de cerveau disponible » sont les premières victimes annonciatrices de la crise économique annoncée.
« Aurore Bergé bonjour, vous avez une idée pour soutenir le secteur des médias et celui des annonceurs ». La députée LREM des Yvelines expose début avril sur BFM Business son projet de sauvetage pour relancer l’attractivité des médias aux publicitaires : un crédit d’impôt pour les annonceurs. « Nous avons un paradoxe pendant ce confinement, les audiences des médias et notamment de la télévision n’ont jamais été aussi hautes mais pour autant les annonceurs ont largement réduit leurs offres. »
Aurore Bergé n’évoque pas ici de lecteurs ou d’auditeurs mais des consommateurs. Pour la parlementaire, la presse comme toute entreprise du marché doit fonctionner avec l’économie, et l’économie lui rendra. « Le premier avantage de la publicité, c’est l’effet d’entraînement qu’elle a au-delà du secteur audiovisuel sur la consommation. 1 € investi dans la publicité, c’est 7,85 € réinvestis dans l’économie française » indique Aurore Bergé, en citant une étude du cabinet d’audit Deloitte. Une multiplication de PIB magique qui ne signifie malheureusement plus grand chose dans un pays en récession économique.
Un crédit d’impôt pour les annonceurs, une nécessité pour sauver le journalisme
Pour Samir Ouachtati, responsable des affaires juridiques et sociales du syndicat de la presse quotidienne nationale, ces mannes sont indispensables et un crédit d’impôt nécessaire : « En mars, on a eu une baisse entre 30 et 60 % du chiffre d’affaires publicitaire, et pour avril, on se dirige vers une diminution de 80 à 90 %. Toute la chaîne de production d’information de la presse fonctionne, mais le coût est toujours le même à un moment où il n’y a plus de rentrée publicitaire. C’est la quadrature du cercle. »
Cette crise foudroyante a forcé de nombreuses rédactions à repenser leur modèle en urgence. « La première décision qu’on a prise c’est de ne sortir qu’un numéro sur deux avec une pagination réduite » explique Patrice Bardot, rédacteur en chef du mensuel de musique Tsugi. « Le marché publicitaire s’est effondré, de plus nos annonceurs sont en majorité les festivals et les soirées, cela représentait 60 % de nos recettes. » Mais si la vie culturelle est à l’arrêt, le travail ne manque pourtant pas. « On peut continuer sans soucis en télétravail. Même s’il n’y a plus de concerts, l’actualité ne manque pas, les interviews on peut les faire par Skype ou autres. »
En plus des revenus publicitaires, la structure de diffusion des journaux papiers est en partie paralysée. À Paris, 40 % des kiosques à journaux ont gardé le rideau baissé depuis le début du confinement et la poste ne livre le courrier plus que trois jours par semaine, afin de préserver ses salariés. Dans ce contexte, seuls les médias qui fonctionnent hors du modèle publicitaire parviennent à être épargnés par la crise. « Or cela représente très peu de médias », pointe Samir Ouachtati. « C’est la problématique classique de la presse, on a besoin des annonceurs pour vivre. »
Acrimed : une critique politique du statu médiatique
Pour les médias numériques, si les revenus publicitaires sont moindres, la problématique est la même : la chute de l’offre. « Seuls nos lecteurs peuvent nous acheter » se vante Mediapart, qui grâce à son plongeon dans le modèle payant, est aujourd’hui épargné par la crise. L’Acrimed, association de critique média, a publié mardi une tribune signée conjointement par plusieurs sites d’information indépendants qui parviennent à se passer des revenus publicitaires. Celle-ci, vise notamment la proposition d’Aurore Bergé de passer par les publicitaires pour sauver la presse.
« Nous critiquons la presse dominante qui est massivement détenue par des banques, opérateurs des télécoms, entreprises du luxe et autres entreprises d’armement. Insatisfaite de bénéficier de subventions d’État qui pouvaient avoir un sens à une époque antérieure, elle continue à se reposer sur la publicité ».
En écho avec l’Acrimed, l’association Résistance à l’agression publicitaire émettait une critique similaire le 9 avril. « Ce n’est pas aux annonceurs de sauver les médias : il faut sauver les médias des annonceurs. (…) En France, 0,02% des entreprises françaises sont à elles seules responsables de 80% des investissements publicitaires. »
La question de l’indépendance économique des médias rejoint l’habituel débat de l’indépendance éditoriale vis-à-vis des annonceurs. Mais depuis une dizaine d’années, un nouvel acteur s’est imposé dans le jeu économique. En juillet 2019, le droit français entendait le droit voisin aux entreprises de presse. Cette réforme impulsée par une directive européenne, entend contraindre les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) à reverser une partie de leur chiffre d’affaires aux médias qu’ils citent sur leur plateforme. Google News, par exemple, ne rétribue pas les médias référencés sur son moteur de recherche.
Les GAFAM, une nouvelle rente médiatique en devenir
« Actuellement, on a lancé le Maison Tsugi Festival, des concerts en live, deux fois par jour, sur Facebook. Les artistes font ça depuis chez eux. Tout ça, ça génère du trafic pour Facebook, près de 70 000 vues certains jours, mais cela ne nous rapporte rien pour l’instant », regrette Patrice Bardot.
Au premier abord, cette proposition peut sembler tentante pour aider à développer des revenus numériques réels, mais elle tombe dans un travers risqué pour l’indépendance de la presse : les médias étant ainsi rémunérés selon le référencement de leur information. Non seulement les grands médias référencés seraient davantage concernés par ces nouvelles sources de revenus que les petits, mais la tentation de rendre son information attractive aux algorithmes de référencement devient encore plus pressante.
« Plutôt que de créer une nouvelle rente pour la presse, travaillons ensemble à une régulation démocratique de la diffusion de la presse en ligne » alertait dans un communiqué le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne en octobre dernier. « Le droit voisin créera mécaniquement une course aux clics, puisque, parmi potentiellement d’autres éléments, c’est le clic qui sera rémunéré. »
De plus, malgré l’adoption de cette législation, les GAFAM refusent toujours de s’y plier. « Pour l’instant il n’y a pas un centime de Google qui tombe dans les escarcelles des éditeurs de presse. Si les hébergeurs se décidaient à partageaient leurs ressources avec eux, la crise d’aujourd’hui serait peut-être moins impactante. »
Les négociations entamées entre Google et les syndicats représentant des éditeurs de presse n’ayant abouti à aucun accord, l’Autorité de la concurrence a estimé au début de ce mois que Google ne respectait pas la loi de juillet 2019 sur l’extension des droits voisins. Elle enjoint ainsi à la firme américaine, dans un délai de trois mois, de conduire des négociations de bonne foi avec les éditeurs et agences de presse sur la rémunération de la reprise de leurs contenus protégés. Mais déjà par le passé, Google News avait fermé ses services en Espagne en opposition à l’apparition d’une nouvelle taxe qui l’obligeait à rémunérer les entreprises de presse. Mettant alors à l’épreuve les éditeurs qui perdait en visibilité sur la toile.
Quand l’État est défaillant, les GAFAM prennent l’initiative
On pourrait penser les multinationales de la Silicon Valley avares, car elles refusent un contrat avec les médias français alors qu’elles leur sont redevables. Mais ce n’est pas de traiter avec le marché européen qui contrarie les GAFAM, c’est de traiter avec des États qui s’immiscent dans ce marché.
Le 15 avril Richard Gingras, vice-président de Google News, annonce dans un billet la création d’un fonds de secours d’urgence pour le journalisme. « Les médias locaux ont toujours été une ressource indispensable pour garder la population informée. (…) . Nous croyons qu’il est important de faire notre possible pour alléger le fardeau financier des médias et nous continuerons à chercher d’autres façons d’aider en annonçant sous peu de nouvelles initiatives. » Les aides seront distribuées par l’International Center for Journalists, une ONG américaine d’aide à la presse internationale, habituée aux financements philanthropiques de fondations comme la National Endowment for Democracy ou la Knight Foundation. Les candidatures peuvent être faites directement sur le site de Google pour toute entreprise de presse employant entre 2 et 100 salariés.
Facebook aussi s’est décidé, ces dernières semaines, à lancer son propre fonds d’aide aux médias locaux européens. La firme de Zuckerberg s’est elle tournée vers l’ONG European Journalism Center déjà qui avait déjà touché 800 000 dollars de la Bill & Melinda Gates Foundation en octobre 2016. Non seulement les GAFAM parviennent ainsi à contourner les États en montant leurs propres fonds de dotation tout en obtenant une exonération d’impôt jusqu’à hauteur de 35 % des dons aux États-Unis, mais ils prennent aussi une incidence directe sur le financement de ces médias.
Par la force des choses, le débat sur l’indépendance de la presse ressurgit au moment où celle-ci se retrouve privée de l’intraveineuse publicitaire qui la maintenait en vie. Le statut d’indépendance des entreprises de presse n’ayant pas évolué depuis les lois anti-concentration de 1984, il apparaît maintenant urgent de développer cette autonomie, à un moment où de nombreux titres de presse se retrouvent menacés et que leur appel à l’aide n’attire pas l’attention de l’opinion publique, captivée par une autre crise.