Décryptage

La stratégie du choc : comment le capitalisme néolibéral s’en sort toujours

Les crises existent de tout temps, en ayant des répercussions plus ou moins grandes selon l’ampleur de celles-ci. À chaque crise son lot d’espoir, de renouveau. Pourtant les crises renforceraient les logiques dominantes en place au détriment de la construction d’un monde d’après.

Théorisée par Naomi Klein, journaliste canado-américaine, la stratégie du choc explique comment le pouvoir en place peut se nourrir des crises émergeantesUne crise est un choix. Si on en revient à l’étymologie du mot, c’est un moment de décision et non un dysfonctionnement qui impliquerait qu’une fois résolu, il y ait possibilité d’un retour à la normale. « La société actuelle porte ses propres logiques dominantes, qui peuvent être renforcées. Mais la société porte aussi des logiques dominées qui peuvent se servir des moments de crise pour devenir dominantes », explique le politologue Paul Ariès. 

La crise serait vue comme les fondations d’un nouveau modèle de société. Or il n’est est rien, les situations révolutionnaires à la suite d’une crise ne sont que de l’ordre de l’exception : « Elle ne doit pas cacher ce qu’est la règle, d’une manière générale dans l’histoire, ce sont les logiques dominantes et régressives qui l’emportent », ajoute-t-il.

Les crises, peu importe leur origine -sanitaire, économique ou sociale- n’affaiblissent que ceux qui le sont déjà. Les logiques dominantes perdurent tout en laissant les dominés de côté.  « Ce n’est pas parce qu’il y a une crise que les puissants deviendraient plus faibles, ceux qui en pâtissent sont ceux qui étaient déjà lésés, les dominés. La crise n’est pas favorable sur le plan social, ni politique ni même sur le plan de l’imaginaire », explique Paul Ariès. Le coût social et politique d’un changement de société est trop élevé, compte tenu des mesures de confinement mises en place. Il poursuit : « A la sortie du confinement, les logiques dominantes vont reprendre tranquillement leur place et on ne sortira pas de ces méthodes consuméristes. » C’est ce qui est observé en Chine où, après un déconfinement partiel, l’industrie du luxe enregistre des recettes exorbitantes.  

L’effet rebond est à craindre, Paul Ariès parle de « besoin de compensation », dû à une privation de confort pendant la durée du confinement. Il ajoute que l’on « risque de surconsommer davantage pendant quelques temps. » Les logiques alternatives manquent, ou ne sont pas prises au sérieux. Les intérêts du capital passent avant. 

Un choix politique coûteux

Il existe plusieurs formes de capitalisme. Les crises ont tendance à faire émerger les dérives autoritaires sous-jacentes d’un système déjà en place. Renforcée par le tout numérique, obligatoire pour l’instant, la fuite en avant du tout marché est difficile à remettre en cause. « Il faut prendre au sérieux l’appareil. Selon le gouvernement, il va falloir remettre en cause le libéralisme dans un certain nombre de domaines, quand il parle de réassurer une forme de protectionnisme, réassurer le contrôle, explique le politologue. J’ai la crainte que l’on se réveille avec un capitalisme plus autoritaire, avec des logiques techno-scientistes, ayant pour but la digitalisation de la société. » 

Les dirigeants tentent de dessiner une sortie de crise avec les outils qu’ils connaissent. Derrière les décisions, il y a des individus, conscients de leurs décisions. La question sanitaire est souvent traitée de manière objective, les gouvernants qui s’en emparent restent figés dans leur logique de domination. 

« Les questions sanitaires sont beaucoup plus imbriquées aux logiques de pouvoir qu’on ne le pense. Les dirigeants politiques sont face à une crise et tentent de s’en sortir en utilisant les logiques qui sont les leurs », explique Célia Miralles, historienne de la santé. Pour elle : « Les questions politiques et celles relatives à la santé font partie du même dispositif. Il y a un risque d’instrumentalisation réciproque. » La santé ne se soustrait pas aux idéologies et pensées politiques dominantes : « Il y a une idéologie derrière les autorités médicales et politiques qui gèrent ces questions, avec une vision linéaire du progrès », ajoute-t-elle.

Spécialiste des épidémies en Europe, Célia Miralles a travaillé sur la tuberculose : « C’est une maladie associée à la misère urbaine provoquée par le capitalisme. Les médecins soulevaient cette origine mais disaient dans le même temps que le capitalisme allait développer, améliorer la qualité sanitaire des villes et allait éradiquer la tuberculose. Donc il y a un cycle de capitalisme qui provoque la tuberculose, et qui permet ensuite de trouver la solution lui-même », ce qui, du point de vue de l’historienne, est complètement absurde. 

La boîte noire du capitalisme néolibéral

L’historienne s’est intéressée au renouvellement du système en place pendant et après une crise. Pour elle : « Les outils utilisés sont ceux que nous connaissons mais ils le sont de manière plus intense. Une crise ouvre une boîte noire, il y a des choses que nous ne voyions pas forcément, qui maintenant apparaissent. Nous avons une photographie de la société, des mesures de contrôle, comment fonctionne le système, là nous comprenons d’un coup comment cela se passe, comment le système fonctionne ou non. »  Ce qui engendre une prise de conscience des dominés : « Les problèmes hypothétiques deviennent concrets comme le tracking, les mesures sécuritaires, mais sous prétexte d’un risque sanitaire, ces mesures semblent objectives mais ne le sont pas », complète-t-elle. 

Cette résignation individuelle et collective renforce de fait l’idéologie dominante et accroit sa puissance légitime : « Quand on commence à dire qu’il serait salutaire de remettre en cause une partie de nos libertés publiques et individuelles pour faire face à la crise sanitaire, nous nous dirigeons vers le côté autoritaire du capitalisme », explique Paul Ariès.

En prônant ces idées, le capitalisme cache son caractère autoritaire en le faisant passer pour nécessaire à la survie de la nation. Pour le politologue : « C’est l’idée qu’il faudrait aller encore plus loin dans les mêmes logiques pour trouver la solution. Ce qui est en jeu c’est la numérisation de la société avec toutes les mesures de flicage au nom de l’impératif sanitaire, créant une sorte de fil à la patte. » Cette fuite en avant, déjà présente, du tout numérique, est la porte ouverte au mythe de la transparence absolue : « La foi dans la technoscience permet une dérive vers un modèle plus autoritaire, liberticide. Beaucoup de politologues dénoncent l’illusion et la dangerosité qu’est le mythe de la transparence absolue. Une crise comme celle-là peut conduire à baisser la garde en se disant que grâce à certains outils technologiques, nous pouvons mettre les gens en sécurité, et que la société aurait tout à y gagner », alerte-t-il. 

L’isolation numérique induite par le confinement, mais aussi par les changements d’utilisation que pourraient en faire la société à l’issue de cette crise, doit être remplacée par la redécouverte du lien social. 

L’importance du lien social émancipateur

Cette période de confinement nous plonge dans un immobilisme démocratique. Impossible de créer du politique de manière individuelle, chacun de notre côté.  L’Histoire montre que les révolutions ont pu naître grâce au lien social et aux regroupements physiques. L’issue de cette épidémie étant plus que floue, le politologue n’exclut pas des confinements à répétition : « Je crains que l’on aille vers une période de succession de confinements, cette épidémie n’est pas un accident, c’est le fruit de notre fonctionnement économique, de la destruction des écosystèmes. On pourra anticiper à terme et mieux faire mais en revanche, si nous nous dirigeons vers des périodes longues et répétées de confinement, quid de la démocratie ? » Il est question ici de démocratie politique mais également participative, de la vie associative. Comment faire du politique sans lien social, quelle opposition reste-t-il ? 

Pour Paul Ariès, l’utilisation massive de la technologie et la mutation vers une société numérisée ne « permet pas d’accoucher d’un projet d’émancipation, qui nécessite le contact physique. On peut être dans une efficacité managériale, mais c’est tout. » Considérant alors la société toute entière comme une entreprise. 

Cette bouée de sauvetage qu’est le numérique compense le prix d’un changement complet de paradigme. « Du point de vue social et psychologique, construire une alternative, plutôt que de revenir à la normal est quelque chose de plus coûteux. Cela implique une remise en cause des logiques dominantes et implique la création de collectif », selon le politologue. 

Il met l’accent sur la nécessité du politique, au sens noble du terme, pour pouvoir renverser les rapports de forces existants : « Changer la société ne s’agira pas de faire la même chose en moins bien. Il faut de l’imagination, la montée de nouveaux codes de consommation et de production. On ne peut pas le bricoler chacun de son côté, il faut du politique. »

Pierre Rabhi parle de « l’insurrection des consciences », mais pour Paul Ariès, le changement ne se créé pas dans la tête : « Je parlerais plutôt d’insurrection des existences, c’est quand les gens découvrent de nouvelles façons d’exister, qu’éventuellement les idées peuvent suivre. Mais c’est actuellement impossible puisque nous sommes dans une parenthèse. »

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Étudiante en journalisme, avec une licence en Science Politique, je cherche à comprendre ce(ux) qui m'entoure(ent)

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