Journaliste spécialiste des questions numériques et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, Olivier Tesquet dresse un portrait obscur du monde de demain, il l’envisage sous surveillance constante.
Mickaël Corcos : Selon une étude récente réalisée par l’université d’Oxford, 86% des Français se disent favorables à l’installation d’une application permettant la surveillance de leur téléphone. Seuls 26% des interrogés se disent craintifs vis-à-vis d’une quelconque récupération des données. Comment interprétez-vous ce chiffre ?
Olivier Tesquet : Tout d’abord, il y a une relative volatilité de ces chiffres car une autre étude menée par le JDD le week-end dernier, montrait qu’on était plus sur du 50-50. Les chercheurs de l’étude d’Oxford disaient eux-mêmes que leurs chiffres étaient à pondérer, car tout dépend de la manière dont la question est posée et de la façon dont les gens la comprennent. Au-delà de la méthode, il y a une vraie acculturation à ces dispositifs, qui est due au fait que bon nombre d’entre eux ont été banalisés avant l’irruption de la pandémie.
Au nom, notamment de la lutte contre le terrorisme, cela fait des années que l’on nous habitue à la banalisation de dispositifs, qui sont d’abord dérogatoires ou expérimentaux, puis qui deviennent beaucoup plus habituels. Dans un contexte où tout le monde est privé momentanément de sa liberté, une sorte de marchandage se dessine : vous allez pouvoir récupérer votre liberté de circulation, en échange d’une surveillance individualisée. Dans ce cas-là, je pense que beaucoup de gens sont prêts à l’accepter.
Le gouvernement indique que l’application de traçage sera téléchargeable sur la base du volontariat et aura une durée de vie limitée. Cet outil pourrait-il à terme évoluer, vers un système de surveillance généralisé et permanent ?
Au-delà d’un système de surveillance généralisé, il faut surtout se méfier de l’effet « cliquet » [ndlr : phénomène qui empêche tout retour en arrière une fois un certain stade atteint]. Il s’agit de mettre en œuvre une mesure à titre exceptionnel pour répondre à un impératif, comme après les attentats par exemple, où la loi d’état d’urgence a été adoptée, pour être finalement prolongé et reprolongé encore et encore. Ces dispositifs d’exception, qui suspendent le droit, sont banalisés, et de cette manière, la loi est dictée à partir de sa transgression. Je crains que dans la situation actuelle, le même genre de dynamique se mette en place, de plus qu’historiquement, les virus et les pandémies ont souvent porté un pouvoir normalisateur : rien ne fait évoluer une société plus radicalement qu’un risque pandémique.
Quand la pandémie sera terminée, qu’adviendra-t-il ? Quelque part, le loup sera rentré dans la bergerie : le champ sera libre pour tout un tas d’acteurs qui tirent les marrons du feu, les officines traditionnelles de l’industrie de la surveillance, qui sont déjà à l’œuvre car elles voient l’opportunité de cette épidémie pour améliorer leur chiffre d’affaire. Quand elles seront rentrées, il sera difficile de se défaire de leur étreinte. Lors de dispositifs sécuritaires et policiers, il y a assez peu de retours en arrière.
Cette pandémie justifie-t-elle l’utilisation de méthodes dénoncées par certaines associations comme liberticides ? Certains parlent même d’un Patriot Act* à la française. Quelle peut y être la frontière entre sécurité et liberté ?
Depuis 30 ans, dans les partis de droite comme de gauche, les politiques ont recours au même argument : « La sécurité est la première des libertés. » Les autres libertés ne peuvent s’exercer qu’à la condition de la sécurité. Aujourd’hui, dans le contexte actuel, la sécurité a été remplacée par la santé en tant que première des libertés. Le gouvernement insiste sur le fait que le droit d’être protégé de la maladie prévôt sur tous les autres, donc même sur la vie privée. Nos libertés n’ont jamais été autant menacées que pendant la période que les citoyens vivent, la lame de fond est beaucoup plus puissante.
Il y a d’ailleurs une sorte de continuité entre l’état d’urgence post-attentats où nous étions en guerre contre le terrorisme et l’état d’urgence sanitaire où nous sommes en guerre contre un autre ennemi invisible, le virus. Ça me semble être des rhétoriques dangereuses, car c’est comme cela que le gouvernement prépare l’opinion publique ou la conscience collective à abandonner un certain nombre de ses libertés.
Vous dites dans votre livre A la trace : « Nombreux sont ceux qui disent qu’ils n’ont rien à cacher, mais en vérité ils ne peuvent rien dissimuler. » En ce sens, la population est-elle bien informée quant aux risques d’une surveillance généralisée ?
Cette rhétorique du « rien à cacher » est très puissante, c’est l’une des raisons qui explique cette acculturation, il y a une forme d’incapacité à agir. Aujourd’hui, le gouvernement indique que l’application sera basée sur le volontariat, qu’il n’y aura pas de discrimination des personnes qui ne souhaitent pas la télécharger. Mais on voit que le contrôle du confinement est d’abord policier, et j’ai du mal à imaginer que le contrôle du déconfinement ne le soit pas aussi. Quand on explique que la stratégie est d’isoler les patients malades, j’ai du mal à imaginer que les personnes atteintes soient laissées à leur propre responsabilité et que l’on s’en remette à une forme de discipline populaire. La rhétorique du « rien à cacher », à partir du moment où on la voit à travers ce prisme policier, n’est plus exactement la même.
Par ailleurs, il y a cette idée que la population va s’en remettre à des instances publiques de contrôle transparentes pour être en mesure de déterminer comment les données sont collectées, combien de temps elles sont conservées, etc… Il y a un manque de transparence sur le processus de décision et le processus de délibération, ces conditions ne sont pas réunies. Le gouvernement ne nous dit pas quelles entreprises travaillent dessus, et nous explique qu’il y aura un débat au parlement, mais pas de vote. Là aussi, les conditions paraissent inquiétantes. Ce qui manque cruellement c’est la confiance.
Beaucoup de gens favorables à la mise en place d’un système de surveillance généralisé parlent d’une diminution des crimes par 2 en Chine. En France, c’est le cas du maire de Nice Christian Estrosi par exemple, qui y a mis en place un système de surveillance poussé. Ces derniers sont-ils réellement efficaces ?
Dans cette « fuite en avant » technologique et sécuritaire, la montée en régime au nom de l’innovation pour combattre tout type de danger, ces outils produisent plus d’effets négatifs que positifs, ils créent plus de discrimination que de sécurité, ils donnent simplement une illusion de sécurité. Aujourd’hui, le risque d’une application comme celle proposée par le gouvernement, c’est que les espoirs placés feront nécessairement des déçus, car cela ne nous sauvera pas du risque sanitaire.
Le prérequis pour une telle application est d’avoir des gens sur le terrain, capables de faire ce contact tracing de manière manuelle, soit en France, 30 000 personnes pour faire ça. On retombe sur des problématiques logistiques liées aux capacités de l’Etat providence, comme pour les masques et les tests, c’est à ces questions-là que l’Etat doit répondre. L’application est une forme de sous-traitance, technologique mais aussi politique. Le gouvernement s’appuie sur des acteurs para-privés pour organiser la stratégie politique du déconfinement.
Le système de surveillance généralisé présent en Chine, accompagné de son « crédit social », a-t-il eu un impact sur la crise du Covid-19 ?
Les données, par l’intermédiaire des dispositifs qui les véhiculent, produisent des discours politiques. C’est évidemment le cas de la Chine, qui camoufle de manière assez générale et systématique la vérité, ce qui rend difficile l’appréciation des dispositifs de surveillance chinois, même si la reconnaissance faciale a été d’un assez faible secours face au Covid-19. Pour le crédit social, Alipay, filiale d’Alibaba, y a déployé un module supplémentaire avec un QR code permettant de déterminer un indice de contagiosité de chaque personne grâce à un scan. En fonction de cet indice, les personnes avaient le droit ou non de faire un certain nombre de choses. Le fait qu’Alipay déploie cet outil démontre que le système de crédit social a rapidement incorporé cette dimension sanitaire, qui devient un critère, en plus de tous les autres, pour mesurer ce qu’est un bon ou un mauvais citoyen. Le crédit social va sortir renforcé de cette crise sanitaire.
Peut-on comparer ce modèle chinois à celui utilisé par Israël ?
Evidemment que cette mécanique du crédit social, est en train de se répandre dans de nombreux pays, et pour le cas le plus surprenant, en Israël. Le gouvernement a assumé de manière assez évidente l’utilisation d’un programme de surveillance antiterroriste, à des fins de surveillance sanitaire. Sous l’impulsion de son ministre de la Défense, Israël a mobilisé une entreprise qui s’appelle NSO. Elle serait chargée de calculer un score de risque afin d’ordonner les personnes dans un espace donné, savoir si elles ont le droit de circuler ou non. On voit bien que c’est un système qui ressemble à s’y méprendre à la dynamique chinoise.
Aujourd’hui en France, existe-t-il une quelconque législation qui encadre ce type de pratiques ?
Il existe des garde-fous : la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés), qui assume son rôle de gendarme de la vie privée, surtout dans cette crise, et le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données), créé il y a deux ans maintenant. Au nom du RGPD, on ne peut pas faire n’importe quoi, et le consentement doit être libre et éclairé. Le RGPD prévoit plusieurs exceptions en cas de force majeure, mais aujourd’hui, le débat parlementaire est paralysé. Gilles Le Gendre a déclaré que « le vote n’apporterait rien de plus qu’un simple débat », pour moi quand on m’explique qu’il n’est pas important de voter au sein d’une démocratie parlementaire, au nom de l’état d’urgence sanitaire et d’effectifs réduits, c’est une perte d’un droit effectif qui est celui de délibérer.
A ce moment-là, le RGPD et la CNIL ont beau exister, s’il ne peut pas y avoir un débat éclairé sur le sujet, avec un vote qui garantit une délibération de la représentation nationale, et j’insiste sur la représentation nationale, alors il y a un problème : on légifère par ordonnance sur un sujet qui affecte tout le monde.

Profil
Journaliste pour l’hebdomadaire Télérama, Olivier Tesquet fait office de spécialiste des questions numériques. Il a notamment publié en janvier dernier un livre intitulé A la trace, relatant des nouveaux territoires de la surveillance, tout en parlant de leurs origines. Y sont évidemment évoqués Edward Snowden, ou encore Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, personnage auquel il a consacré deux de ses ouvrages : La véritable histoire de Wikileaks, publié en 2011, et Dans la tête de Julian Assange, paru en février dernier.
Etudiant en deuxième année d'école de journalisme, passionné par sa vocation, et par le sport, en particulier par le tennis. Entre analyses, enquêtes ou reportages, mon fil d’Ariane est d'exposer ce que l'on ne voit pas forcément au sein de notre société.