La crise sanitaire inédite que le monde traverse, montre les limites du modèle de société actuel. Les pénuries de masques et de médicaments sont étroitement liées aux stratégies de délocalisation des multinationales. Aujourd’hui, l’idée n’est plus de délocaliser, mais plutôt de relocaliser.
Emmanuel Macron, en visite le 16 mars dans une usine de masque affirme ses ambitions. Au cours d’un plaidoyer, le président de la République promet de reconstituer la « souveraineté » de la France, largement altérée par la mondialisation. « C’est une folie de déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres », manifeste-t-il.
Pour cause, selon Nadine Levratto, économiste et directrice de recherche au CNRS, « cette crise sanitaire que nous traversons met en relief les risques de la mondialisation. » Ce processus d’ouverture des économies nationales sur un marché mondial provoque une interdépendance entre chaque pays. « Très vite quand l’économie chinoise a été mise en somnolence, les entreprises françaises se sont rapidement retrouvées confrontées à un problème de gestion des approvisionnements. Ça s’explique par le fait que dans certains secteurs, une grande partie des biens qui servent à la production des entreprises localisées en France et en Europe n’arrivaient plus dans les délais nécessaires pour assurer l’intégralité de la production prévue », continue Nadine Levratto.
Pour différentes raisons, certaines entreprises ont décidé de délocaliser, c’est-à-dire de transférer leurs activités dans une région du monde, lui offrant certains avantages : coûts réduits, main-d’œuvre abondante et pôle technologique.
Au 19ème siècle, un économiste britannique, David Ricardo, encourageait déjà les pays à se spécialiser dans leur domaine le plus performant. A titre d’exemple, l’Inde et la Chine, du fait de leurs mains-d’œuvre abondantes se sont spécialisées dans la production à grande échelle.
En se fondant sur cette doctrine, un grand nombre de secteurs ont décidé de diviser leur chaîne de production (industrie automobile, textile, jouet …) et se sont implantés dans ces deux pays asiatiques. En cette période de crise sanitaire, toutes ces industries toussent. La décomposition internationale du processus de production devient un terme primordial. Ce phénomène, qui consiste à décomposer la fabrication des pièces d’un même produit dans différents pays, met à mal certaines entreprises françaises.
Le cas le plus marquant aujourd’hui est celui du secteur pharmaceutique. Depuis de nombreuses années, les délocalisations sont fréquentes dans ce domaine. Les sites de production de « chimie fine pharmaceutique » sont désormais localisés dans « les pays à plus faible revenu et à moindre pression réglementaire », note l’Académie nationale de Pharmacie dans un rapport intitulé « Indisponibilité des médicaments. » Aujourd’hui, 80 % des substances actives nécessaires pour la production de médicaments sont produites en Inde, en Chine et dans les pays du sud-est asiatique. Selon ce même rapport, « la Chine concentrerait 40 à 50 % de la production d’intermédiaires de synthèse utilisés dans la production des substances actives entrant dans la composition des génériques du marché européen. »
Au fil du temps, la Chine est devenue l’artère centrale de l’économie internationale, devenant alors l’atelier du monde. Les laboratoires ne sont donc pas les seuls affectés par cette crise sanitaire sans précédent. Moins vital, mais contraignant pour un grand nombre d’entreprises, la Chine concentre environ 80% de la production mondiale du secteur du jouet. « La recherche de profit n’est pas la seule cause des délocalisations. Certaines entreprises recherchent également de nouveaux marchés », nuance Nadine Levratto.
Relocalisation : une nécessite d’après crise
Face aux multiples pénuries, la population française prend désormais conscience des défaillances des chaînes d’approvisionnement. « On se rend compte que nous ne sommes pas maîtres de notre destin sur le plan sanitaire. Il faut retrouver une souveraineté nationale et européenne. Il y a certains fondamentaux de la mondialisation qu’on va devoir repenser. Il ne faut pas qu’on sorte de cette crise et qu’on reprenne nos anciennes habitudes. Mais, il y a aussi de très bons aspects dans la mondialisation », affirme Aude de Castet, porte-parole du mouvement « Territoires de rogrès ».
La principale réponse à ce problème semble être les relocalisations. Elles reprennent en cette période de crise sanitaire une place centrale dans les débats publics. Ce terme correspond au retour dans le pays d’origine des unités de production, d’assemblage et de montage, anciennement délocalisées en Asie principalement. « La relocalisation doit permettre d’instaurer une meilleure autonomie face aux marchés internationaux, et de se désolidariser des règles européennes des accords de libre-échange, de répondre aux besoins locaux. Elle doit également permettre aux pouvoirs publics et aux citoyens de reprendre le contrôle sur les modes de production, d’éviter de confronter entre eux des systèmes productifs extrêmement inégaux, d’avoir une chance de court-circuiter les multinationales et de baisser les coûts écologiques des transports », note un rapport d’ATTAC. « Produire en France confère aux entreprises une grande indépendance », affirme Nadine Levratto.
Cependant, relocaliser les sites de production reste délicat. Cela provoquerait l’augmentation des coûts de production, et par conséquent des prix. Ainsi, certaines entreprises apparaîtraient moins compétitives et le pouvoir d’achat des consommateurs se verrait altéré. Un sondage Odoxa-Comfluence pour « Les Echos » et Radio Classique affirme que 89% des personnes interrogées sont favorables à la relocalisation de la production des entreprises « même si cela augmente le coût des produits » pour le consommateur. Une affirmation de suite remise en question par Nadine Levratto. « Avec la situation économique et sociale qui se profile, je ne vois pas comment les gens pourraient ne pas être sensibles aux prix. »
1083, une entreprise de fabrication de jeans, base quant à elle toute sa chaîne de production en France. Les prix sont élevés, mais justifiés selon eux : « Nous vendons au même prix que les jeans Diesel. Mais, quand vous achetez un jean 1083, vous irriguez le marché français. » Le résultat est probant. Le chiffre d’affaires de l’entreprise est passé de 200 000 euros en 2013 à 8 millions en 2019. Soit 40 fois supérieur. « Chaque année nous avons été rentables. 100 % des bénéfices sont réinvestis dans l’entreprise. » La production locale présente alors de nombreux atouts. « On a des circuits courts, donc peu d’impact sur l’environnement. On crée des emplois, et on sauve des entreprises. On a racheté Valrupt pour sauver son savoir-faire. Donc, 1083 est un agent économique positif dans l’économie française. » En 6 ans, 150 emplois ont été créés, dont 70 emplois directs, 40 chez tissage de France et 30 chez 1083. « Le Made in France rime avec la création d’emplois en France. À l’inverse, les délocalisations riment avec licenciements. C’est une casse humaine et industrielle massive. »
Pour aider les entreprises à se réimplanter en France, Nadine Levratto est catégorique : « Si aucune politique incitative n’est adoptée, je crains qu’il n’y ait pas beaucoup de relocalisation. Certaines entreprises ont la mémoire très courte. Sans politique volontariste dans ce sens, il n’y en aura que quelques-unes », commente l’économiste. « Il faudrait conditionner les aides aux entreprises à des réouvertures de sites en France, à des circuits plus courts, à une économie de proximité. Et parallèlement taxer les carburants des transports de marchandises », propose l’experte. De son côté, Aude de Castet estime que : « l’Etat doit pouvoir contrôler les délocalisations dans les entreprises où il est actionnaire. Il doit pouvoir exiger la relocalisation de la fabrication. C’est ce qu’on appelle le golden share. En particulier, dans le domaine sanitaire, avec Sanofi-Adventis. Cela nous permettrait d’avoir un véritable Airbus de la santé européen. » Année après année, au profit de l’ultralibéralisme, l’Etat s’écrase et ne régule plus les marchés. Son rôle devient alors essentiel dans la gestion de l’après-crise.