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Patients et soignants dans la crise des hôpitaux

Une dialyse pour deux, un choix impossible pour les médecins : un jeune homme succombe d’un arrêt cardiaque dans son lit d’hôpital, et sauve la vie d’un vieil homme. À l’autre bout de Paris, Thomas fait son premier arrêt respiratoire, les urgences ne sont pas prêtes à l’accueillir…

En grève depuis des mois, le personnel hospitalier est à bout de souffle, au moment même où la nation se repose sur ses épaules. « Tous les jours je reçois un petit paquet cadeau devant ma porte avec un mot de remerciement, mais les gens n’osent pas m’approcher » confesse Guillaume*, infirmier en service de réanimation dans un grand hôpital parisien. Il dispose même de son ascenseur privé dans l’immeuble, puisque personne ne veut monter dedans. Au début de l’épidémie, il continuait son trajet quotidien entre Melun et Paris, 4h aller-retour par jour pour enchaîner sur une journée de 12h à l’hôpital, il admet volontiers que c’était intenable. Airbnb a mis en place, sur une base de volontariat, un système d’hébergement pour le personnel soignant et Guillaume est hébergé par un architecte américain. « Maintenant depuis ma douche le matin je vois tous les monuments de Paris, mais je sais que ça ne va pas durer ! ».

Près de Vincennes, le 15 mars dernier, les premiers symptômes de Thomas apparaissent : fièvre, douleurs thoraciques, maux de tête, toux sèche et difficulté respiratoire. Le jeune doctorant en Histoire de 28 ans prend rendez-vous avec son médecin traitant, de façon à récupérer un masque. Son médecin qui suspecte le Covid-19, lui prescrit du doliprane et 14 jours de confinement avant de le prévenir : le pic est estimé à j+7. Quelques jours plus tard, la première alerte survient. Thomas est réveillé en pleine nuit, il suffoque pendant plusieurs dizaines de secondes. En panique, il appelle le 15 : « Le médecin me dit qu’on ne peut rien faire puisque je suis jeune et sans antécédents. J’ai donc peu de chances de finir dans un état grave. » Le médecin au bout du fil lui demande alors de rappeler quand il ne pourra vraiment plus respirer et tenir debout. Thomas affirme : « Je vous assure, pour l’avoir vécu, que c’est parfaitement impossible ».

Un mois plus tard, le 15 avril, Édouard Philippe déclare devant les sénateurs lors d’une séance de questions au gouvernement : « Les capacités d’accueil des hôpitaux n’ont pas été atteintes et ce, grâce à l’effort constant du personnel soignant. » Un mensonge qui s’ajoute à une liste déjà bien trop longue. Thomas et Guillaume le savent très bien, les limites sont atteintes depuis le début de l’épidémie en France. «Au départ, seules les personnes âgées étaient touchées, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les jeunes qui se retrouvent dans mon service en réanimation Covid sont des cas très graves, on l’a compris peut-être trop tard… » Guillaume est responsable de deux patients, deux hommes de 100 et 120 kg. S’il n’y a plus de profil type pour lui, les personnes en surpoids sont beaucoup plus touchées. « 80% des patients qui arrivent maintenant sont obèses », déclare-t-il, car les risques cardiovasculaires sont déjà présents chez ce type de personnes, et vont s’accentuer à cause du virus.

Mais il doit aussi faire face à des cas bien plus difficiles, le poussant, lui et son équipe, dans leurs derniers retranchements. Comme ce jour où une femme enceinte a été administrée en urgence dans son service, elle avait perdu les eaux, et ils avaient peur de perdre le bébé en même temps que sa mère. « On lui a fait une césarienne en urgence parce que le virus pouvait se propager jusqu’au bébé via le placenta. » Heureusement, le bébé est né, mais il est toujours en quarantaine ; sa mère, qui n’a pas encore pu le voir, a été extubée et renvoyée chez elle.

Les médecins font parfois face à des cas extrêmes. Crédit : Calvin Ropers

Une spirale infernale

Thomas, seul dans son appartement affronte la solitude et les douleurs qui se propagent au niveau des reins. Il peine à mâcher à cause de vives douleurs à la mâchoire. « Quelques jours plus tard, je me sens à nouveau faiblir avec des vertiges de plus en plus importants et de plus en plus de mal à respirer. » Alors qu’il rappelle le SAMU, leur discours ne change pas, on lui conseille d’aller au SAMI (Service d’Aide médicale initiale) à côté de chez lui. Il est reçu par un médecin qui lui fait repasser un ECG (électrocardiogramme). Les résultats ne sont pas bons, mais le médecin ne s’alarme pas, Thomas est jeune et sans antécédents. Il rejoint alors son domicile. La seule consigne qu’on lui donne :  appeler le 15 s’il ne peut ni respirer, ni tenir debout. 

Le matin du 12ème jour, Thomas perd l’équilibre. Il fait une syncope, alors qu’il discutait avec une amie interne, qui appelle le SAMU. « Une ambulance vient me chercher, ma température est montée à plus de 38,5 entre-temps et je fais deux courtes syncopes dans l’ambulance. On m’amène à Bégin où j’arrive à moitié conscient et en hypothermie, des fourmis dans tout le corps, avec beaucoup de mal à respirer. Je ne me souviens pas de tout mais on m’installe dans une chambre de leur unité COVID improvisée dans les urgences. »

« Est-ce qu’on a déjà été confronté à des choix de vie ou de mort ? Oui… », confesse Guillaume. Normalement, les patients en service de réanimation sont intubés, une machine prélève le sang au niveau de l’artère fémorale et le réintroduit dans la jugulaire. L’objectif est d’oxygéner le sang pour prévenir les arrêts respiratoires. « On fait comme une dialyse pour les patients atteints du Covid-19 », explique-t-il. Un homme âgé de 76 ans dispose de la dialyse depuis une journée. Mais ce jour-là, un jeune homme de 33 ans entre dans le service, et son état est critique. 

Depuis plus de 30 minutes, les aides-soignants pratiquent un massage cardiaque, ils utilisent ensuite un LUCA (appareil de massage cardiaque automatisé) pour maintenir le jeune homme en vie. Cependant, seule une dialyse peut le sauver. Il n’y en a qu’une, pour deux patients. Les médecins, confrontés à un choix impossible entre deux vies, refusent cette responsabilité. La dialyse ne sera pas transférée d’un patient à l’autre. Le jeune homme est mort dans son lit d’hôpital d’un arrêt cardiaque. « On a eu 30 secondes pour réfléchir, personne n’a pu prendre la décision. On espérait peut-être que son plus jeune âge lui permette de survivre ». 

Ce jeune homme aurait pu être Thomas, et il le sait. On lui fait faire des analyses sanguines mais ni scanner, ni radio, ni test COVID…au fil des heures son état s’améliore un peu. « Le médecin vient me voir pour me donner les résultats et me dire qu’ils ne peuvent de toute façon pas me garder, que je dois laisser la place à une personne âgée. » Un ami l’attend dehors, en respectant les distances de sécurité : il veut s’assurer que Thomas rentre bien chez lui. Une autre amie interne lui conseille d’aller à l’hôpital Cochin pour passer tous les tests. Les syncopes se multiplient et l’hypothermie continue, des douleurs articulaires se font ressentir au niveau des orteils. Après une journée à l’hôpital Cochin, il est de retour chez lui le soir. L’application mobile COVIDOM est là pour suivre l’évolution de son état de santé.

Les ambulanciers sont surchargés d’appels. Crédit : Wikimédia

« Les normes d’hygiènes varient au gré des stocks »

« On n’est pas pourvu en machines et surtout on n’était pas préparé à l’épidémie. Il nous manque vraiment du matériel », déclare Guillaume. Les stocks font défaut, à 18h, il n’y a plus de seringues et de cibles artérielles dans l’hôpital. « Sur une échelle de 1 à 10, un patient avant l’épidémie utilisait en moyenne 3 points de matériel, maintenant on est à 9 points par patient. » Les aides soignants doivent sortir de l’hôpital pour se réapprovisionner aux urgences. Les premiers jours de l’épidémie, le personnel médical avait pour consigne de changer les blouses et tout le matériel jetable entre chaque patient.

Aujourd’hui, ils doivent réutiliser le matériel jetable toute une journée. « Il y a un mois, on devait garder notre masque 4h, à présent, c’est 8. On nous demande de laver nos blouses jetables, parce qu’on en est aussi à court. » Les consignes, les règles hygiéniques et sanitaires varient en fonction des stocks. Mais la confiance s’érode, comment croire le gouvernement et la hiérarchie quand les discours sont contradictoires ?

« On sait que les normes vont encore évoluer en fonction du matériel à disposition. » Pourtant, selon Guillaume, ce n’est pas le personnel qui fait défaut. Si les arrêts maladies se multipliaient au début de la crise, « certains reviennent travailler ». Il y a beaucoup de renfort aussi mais cela pose parfois des problèmes. De jeunes internes sont appelés pour épauler le personnel médical, « mais ils ne sont pas assez formés. » Guillaume a travaillé avec une jeune fille venant de Tours : « elle s’est évanouie au bout de 10min ». Ils ne s’attendent pas à l’horreur qu’ils vont voir : le sang, la bave, le pus. « En tombant, elle s’est éclaté la tête, il y a avait du sang partout et en même temps le patient a fait un arrêt cardiaque. Une situation improbable. Elle n’est jamais revenue, 12 points de suture et elle est retournée à Tours d’où elle venait. » 

À ceux qui pensent encore que le Covid-19 n’est qu’une grippe, Guillaume répond que sa prise en charge est beaucoup plus compliquée. Les symptômes physiques, les traces que le virus laisse sur le corps n’ont rien à voir. Thomas, lui, en en est bien conscient : « Mon état s’améliore depuis quelques jours, mais des douleurs et une grande fatigue persistent. » En l’espace de trois semaines il a perdu 10 kg. Il l’admet pourtant « j’ai eu de la chance, d’autres n’ont pas eu le même sort… », avant de conclure avec humour : « Remarque, ça aurait été dommage de perdre un génie qui arrive à mettre correctement son masque. »

Face aux applaudissements qui retentissent à 20h, Guillaume est un peu gêné : « On fait juste notre boulot, c’est la situation qui a évolué. » Les médecins ne connaissent pas encore le virus, les traitements marchent plus ou moins bien mais ils n’ont aucune certitude, aucune vérité. Si ses nouveaux voisins provisoires sont fiers de lui, ils ne l’approchent pas à moins de dix mètres. Face à la solitude que cette distanciation sociale lui impose, il se sent presque comme un malade. Quand il voit un homme de son âge mourir sous ses yeux, il s’identifie et partage la tristesse. Ensuite, il reste fort et dresse sa carapace pour continuer à travailler.

A-t-on assassiné l’hôpital public ?

Depuis des mois, les grèves et les démissions du personnel médical se multiplient. Crédit : Wikimédia

À chacune de ses allocutions, Emmanuel Macron se vante du bon fonctionnement des hôpitaux. Selon lui, les médecins n’ont pas eu à jouer les dieux ; ils n’auraient pas eu à choisir entre deux patients. Le personnel médical ne se vantera jamais d’outrepasser le serment d’Hippocrate ; de toute façon, le choix n’est bien souvent pas le leur. Les patients ne sont simplement plus admis dans les urgences et les hôpitaux. La politique gouvernementale, axée depuis le début de la crise sur le mensonge, met en danger la population. Maintenir les élections municipales, la défection d’Agnès Buzyn du ministère de la Santé, et la communication de Sibeth Ndiaye autour des masques sont autant de mesures criminelles, particulièrement en temps de guerre où la vie de la population est en jeu.

Face aux sénateurs le 15 avril, le Premier ministre a tenu à défendre la politique exclusivement défensive du confinement. Il affirmait : « Le Japon et Singapour qui pratiquent des dépistages massifs n’échappent pas au confinement. » Une comparaison dérisoire à l’heure où la France enregistre plus de 17.000 décès sur son territoire contre 119 au Japon, et 10 à Singapour. Le problème n’est pas lié au confinement, mais plutôt que malgré ces mesures, des Françaises et Français meurent d’un manque de soins.

Si la France n’est pas préparée à l’épidémie, c’est parce que les politiques néolibérales qui se succèdent depuis près de 30 ans sur son territoire tendent à détruire l’État partout où il s’étend. La privatisation de la santé n’est qu’un maillon dans la longue chaîne du capitalisme libéral : privatisation de l’énergie, des transports, des banques et bientôt peut-être de l’Education nationale. La crise qui parcourt maintenant le globe remet en cause nos systèmes de productions, de consommations mais aussi notre conception de l’État : ce qui relève du bien public et ce qui peut être privatisé au nom du profit. La santé publique n’est pas un secteur prolifique et n’a pas vocation à l’être. Au lieu de vendre le matériel et les hôpitaux, l’État-providence doit réinvestir ce qui permet et ceux qui permettent à sa population de vivre en bonne santé.

Avant le confinement, les points de vue se succédaient et désinformaient les citoyens sur la gravité de l’épidémie à venir. Christine Katlama, infectiologue à la Pitié-Salpêtrière déclare sur CNews : « C’est une infection réellement bénigne. On est parfaitement organisés dans les systèmes hospitaliers. » Jean-Michel Blanquer sur France Info : « Nous n’avons jamais envisagé la fermeture totale des écoles. » Même les portes-paroles qui se rêvent ministres comme Sibeth Ndiaye qui affirme au micro de France Inter : « On ne va pas fermer toutes les écoles de France. Quand il y a une épidémie de grippe en France on ne ferme pas toutes les écoles. » avant d’ajouter : « Il n’y aura pas de pénurie de masques, nous avons des stocks d’État. » Et enfin Agnès Buzyn alors ministre de la Santé : « Les risques de cas importés de Chine sont très faibles et les risques de propagation du virus dans la population le sont aussi. » Il faut maintenant en tirer des leçons.

En 2018, le président de la République s’adressait aux mutualistes depuis son bureau à l’Élysée : « Je fais un constat du système social : on met trop de pognon, on déresponsabilise, on est dans le curatif », avant d’ajouter : « Tout le système de soins que je veux repenser c’est aller vers plus de prévention, mieux organiser pour responsabiliser, y compris les acteurs de soins. » Remplacer la curation par la prévention, une autre manière d’économiser sur le dos de la santé publique. L’épidémie de coronavirus était le moment idéal pour tester cette politique préventive. Aujourd’hui, les Français ne peuvent que constater les ravages de cet échec. Le 11 mars dernier, Emmanuel Macron affirmait encore : « nous ne renoncerons pas aux terrasses. » Celles-ci semblent bien lointaines à présent, et certains d’entre nous ne pourrons plus s’y installer parce que l’hôpital public a été saccagé au profit d’une prévention inexistante.

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Diplômé de l'École Normale Supérieure en philosophie contemporaine, cherche à comprendre pour mieux informer.

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